Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
LA CITÉ DE DIEU.

comme si, par exemple, un philosophe nommé Platon, ayant enseigné autrefois la philosophie dans une école d’Athènes, appelée l’Académie, il fallait croire que le même Platon aurait enseigné longtemps auparavant la même philosophie, dans la même ville, dans la même école, et devant les mêmes auditeurs, à des époques infiniment reculées, et qu’il devrait encore l’enseigner de même après une révolution de plusieurs siècles. Loin de nous une telle extravagance ! Car Jésus-Christ, qui est mort une fois pour nos péchés, ne meurt plus, et la mort n’aura plus d’empire sur lui[1] ; et nous, après la résurrection, nous serons toujours avec le Seigneur[2], à qui nous disons maintenant comme le Psalmiste : « Vous nous conserverez toujours, Seigneur, depuis ce siècle jusqu’en l’éternité[3] ». Il me semble encore que ce qui suit dans le même psaume : « Les impies vont tournant dans un cercle », ne convient pas mal à ces philosophes, non qu’ils soient destinés à passer par ces cercles qu’ils imaginent, mais parce qu’ils tournent dans un labyrinthe d’erreurs.

CHAPITRE XIV.
DE LA CRÉATION DU GENRE HUMAIN, LAQUELLE A ÉTÉ OPÉRÉE DANS LE TEMPS, SANS QU’IL Y AIT EU EN DIEU UNE DÉCISION NOUVELLE, NI UN CHANGEMENT DE VOLONTÉ.

Est-il surprenant qu’égarés en ces mille détours, ils ne puissent trouver ni entrée, ni issue ? Ils ignorent et l’origine du genre humain et le terme de sa destinée terrestre, parce qu’ils ne sauraient pénétrer la profondeur des conseils de Dieu, ni concevoir comment il a pu, lui éternel et sans commencement, donner un commencement au temps, et comment il a fait naître dans le temps un homme que nul homme n’avait précédé, non par une soudaine et nouvelle résolution, mais par un dessein éternel et immuable. Qui pourra sonder cet abîme et pénétrer ce mystère impénétrable ? Qui pourra comprendre que Dieu, sans changer de volonté, ait créé dans le temps l’homme temporel, et d’un premier homme fait sortir le genre humain ? Aussi le Psalmiste, après avoir dit : « Vous nous conserverez toujours. Seigneur, depuis ce siècle jusqu’en l’éternité », a-t-il rejeté ensuite l’opinion folle et impie de ceux qui ne veulent pas que la délivrance et la félicité de l’âme soient éternelles, en ajoutant : « Les impies vont, tournant dans un cercle », comme si on lui eût adressé ces paroles : Quelle est donc votre croyance, votre sentiment, votre pensée ? Faut-il croire que Dieu ait conçu tout d’un coup le dessein de créer l’homme, après être resté une éternité sans le créer, lui à qui rien ne peut survenir de nouveau, lui qui n’admet en son être rien de muable ? — Le Psalmiste répond, en s’adressant ainsi à Dieu : « Vous avez multiplié les enfants des hommes selon la profondeur de vos conseils » ; comme s’il disait : Que les hommes en pensent ce qu’il leur plaira, vous avez multiplié les enfants des hommes selon vos conseils, dont la profondeur est impénétrable. Et en effet, c’est un profond mystère que Dieu ait toujours été et qu’il ait voulu créer l’homme dans le temps, sans changer de dessein ni de volonté.

CHAPITRE XV.
S’IL FAUT CROIRE QUE DIEU AYANT TOUJOURS ÉTÉ SOUVERAIN ET SEIGNEUR COMME IL A TOUJOURS ÉTÉ DIEU, N’A JAMAIS MANQUÉ DE CRÉATURES POUR ADORER SA SOUVERAINETÉ, ET EN QUEL SENS ON PEUT DIRE QUE LA CRÉATURE A TOUJOURS ÉTÉ SANS ÊTRE COÉTERNELLE AU CRÉATEUR.

Pour moi, de même que je n’oserais pas dire que le Seigneur Dieu n’ait pas toujours été Seigneur[4], je dois dire aussi sans balancer que l’homme n’a point été avant le temps et qu’il a été créé dans le temps. Mais lorsque je considère de quoi Dieu a pu être Seigneur, s’il n’y a pas toujours eu des créatures, je tremble de rien assurer, parce que je sais qui je suis et me souviens qu’il est écrit : « Quel homme connaît les desseins de Dieu et peut sonder ses conseils ? Car les pensées des hommes sont timides et leur prévoyance incertaine, parce que le corps corruptible appesantit l’âme, et que cette demeure de terre et de boue accable l’esprit qui pense beaucoup[5] ». Et peut-être, par cela même que je pense beaucoup de choses sur ce sujet, y en a-t-il une de vraie à laquelle je ne pense pas et que je ne puis trouver. Si je dis qu’il y a toujours eu des créatures, afin que Dieu ait toujours été Seigneur, en faisant cette réserve

  1. Rom. VI, 9.
  2. I Thess. iv, 16.
  3. Ps. xi, 8, 9.
  4. Comp. saint Augustin, De Trinit., lib. v, n. 17.
  5. Sag. IX, 13-15.