Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
252
LA CITÉ DE DIEU.

voir la nuit ou à entendre le silence. Ces deux choses nous sont connues pourtant, et ne nous sont connues qu’à l’aide des yeux et des oreilles ; mais ce n’est point par leurs espèces, c’est par la privation de ces espèces[1]. Ainsi, que personne ne me demande ce que je sais ne pas savoir, si ce n’est pour apprendre de moi qu’on ne le saurait savoir. Les choses qui ne se connaissent que par leur privation ne se connaissent, pour ainsi dire, qu’en ne les connaissant pas. En effet, lorsque la vue se promène sur les objets sensibles, elle ne voit les ténèbres que quand elle commence à rien voir. Les oreilles de même n’entendent le silence que lorsqu’elles n’entendent rien. Il en est ainsi des choses spirituelles. Nous les concevons par notre entendement ; mais, lorsqu’elles viennent à manquer, nous ne les concevons qu’en ne les concevant pas, car « Qui peut comprendre les péchés[2] ? »

CHAPITRE VIII.
DE L’AMOUR DÉRÉGLÉ PAR LEQUEL LA VOLONTÉ SE DÉTACHE DU BIEN IMMUABLE POUR UN BIEN MUABLE.

Ce que je sais, c’est que la nature de Dieu n’est point sujette à défaillance, et que les natures qui ont été tirées du néant y sont sujettes ; et toutefois, plus ces natures ont d’être et font de bien, plus leurs actions sont réelles et ont des causes positives et efficientes ; au contraire, quand elles défaillent et par suite font du mal, leurs actions sont vaines et n’ont que des causes négatives. Je sais encore que la mauvaise volonté n’est en celui en qui elle est que parce qu’il le veut, et qu’ainsi on punit justement une défaillance qui est entièrement volontaire. Cette défaillance ne consiste pas en ce que la volonté se porte vers une mauvaise chose, puisqu’elle ne peut se porter que vers une nature, et que toutes les natures sont bonnes, mais parce qu’elle s’y porte mal, c’est-à-dire contre l’ordre même des natures, en quittant ce qui est souverainement pour tendre vers ce qui a moins d’être. L’avarice, par exemple, n’est pas un vice inhérent à l’or, mais à celui qui aime l’or avec excès, en abandonnant pour ce métal la justice qui doit lui être infiniment préférée. De même l’impureté n’est pas le vice des corps qui ont de la beauté, mais celui de l’âme qui aime les voluptés corporelles d’un amour déréglé, en négligeant la tempérance qui nous unit à des choses bien plus belles, parce qu’elles sont spirituelles et incorruptibles. La vaine gloire aussi n’est pas le vice des louanges humaines, mais celui de l’âme qui méprise le témoignage de sa conscience et ne se soucie que d’être louée des hommes. Enfin l’orgueil n’est pas le vice de celui qui donne la puissance, ou la puissance elle-même, mais celui de l’âme qui a une passion désordonnée pour sa propre puissance, au mépris d’une puissance plus juste. Ainsi, quiconque aime mal un bien de quelque nature qu’il soit, ne laisse pas, tout en le possédant, d’être mauvais et misérable dans le bien même, parce qu’il est privé d’un bien plus grand.

CHAPITRE IX.
SI DIEU EST L’AUTEUR DE LA BONNE VOLONTÉ DES ANGES AUSSI BIEN QUE DE LEUR NATURE.

Il n’y a donc point de cause efficiente, ou, s’il est permis de le dire, de cause essentielle de la mauvaise volonté, puisque c’est d’elle-même que prend naissance le mal qui corrompt le bien de la nature ; or, rien ne rend la mauvaise volonté telle, sinon la défaillance qui fait qu’elle quitte Dieu, laquelle n’a point de cause positive. Quant à la bonne volonté, si nous disons qu’elle n’a point aussi de cause efficiente, prenons garde qu’il ne s’ensuive que la bonne volonté des bons anges n’a pas été créée, mais qu’elle est coéternelle à Dieu ; ce qui serait une absurdité manifeste. Puisque les bons anges eux-mêmes ont été créés, comment leur bonne volonté ne l’aurait-elle point été également ? Mais si elle a été créée, l’a-t-elle été avec eux, ou ont-ils été quelque temps sans elle ? Si l’on répond qu’elle a été créée avec eux, il n’y a point de doute qu’elle n’ait été créée par celui qui les a créés eux-mêmes ; et ainsi, dès le premier instant de leur création, ils se sont attachés à leur Créateur par l’amour même avec lequel ils ont été créés, et ils se sont séparés de la compagnie des autres anges, parce qu’ils sont toujours demeurés dans la même volonté, au lieu que les autres s’en sont départis en abandonnant volontairement le souverain bien. Si

  1. La plupart des psychologues de l’antiquité admettaient entre l’esprit qui perçoit et les objets perçus un intermédiaire qui les représente et que la langue latine nommait species. De là les espèces sensibles et les espèces intelligibles de la scolastique.
  2. Ps. xviii, 13.