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à Dieu ; il n’atteint que les natures muables et corruptibles, dont la bonté est encore attestée par leurs vices mêmes ; car si elles n’étaient pas bonnes, leurs vices ne pourraient leur être nuisibles. Comment leur nuisent-ils, en effet ? n’est-ce pas en leur ôtant leur intégrité, leur beauté, leur santé, leur vertu, en un mot tous ces biens de la nature que le vice a coutume de détruire ou de diminuer ? Supposez qu’elles ne renfermassent aucun bien, alors le vice, ne leur ôtant rien, ne leur nuirait pas, et partant, il ne serait plus un vice ; car il est de l’essence du vice d’être nuisible. D’où il suit que le vice, bien qu’il ne puisse nuire au bien immuable, ne peut nuire cependant qu’à ce qui renferme quelque bien, le vice ne pouvant être qu’où il nuit. Dans ce sens, on peut dire encore qu’il est également impossible au vice d’être dans le souverain bien et d’être ailleurs que dans un bien. Il n’y a donc que le bien qui puisse être seul quelque part ; le mal, en soi, n’existe pas. En effet, ces natures mêmes qui ont été corrompues par le vice d’une mauvaise volonté, elles sont mauvaises, à la vérité, en tant que corrompues, mais, en tant que natures, elles sont bonnes. Et quand une de ces natures corrompues est punie, outre ce qu’elle renferme de bien, en tant que nature, il y a encore en elle cela de bien qu’elle n’est pas impunie[1]. La punition est juste, en effet, et tout ce qui est juste est un bien. Nul ne porte la peine des vices naturels, mais seulement des volontaires, car le vice même, qui par le progrès de l’habitude est devenu comme naturel, a son principe dans la volonté. Il est entendu que nous ne parlons en ce moment que des vices de cette créature raisonnable où brille la lumière intelligible qui fait discerner le juste et l’injuste.

CHAPITRE IV.
LES NATURES PRIVÉES DE RAISON ET DE VIE, CONSIDÉRÉES DANS LEUR GENRE ET A LEUR PLACE, N’ALTÈRENT POINT LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS.

Condamner les défauts des bêtes, des arbres et des autres choses muables et mortelles, privées d’intelligence, de sentiment ou de vie, sous prétexte que ces défauts les rendent sujettes à se dissoudre et à se corrompre, c’est une absurdité ridicule. Ces créatures, en effet, ont reçu leur manière d’être de la volonté du Créateur, afin d’accomplir par leurs vicissitudes et leur succession cette beauté inférieure de l’univers qui est assortie, dans son genre, à tout le reste[2]. Il ne convenait pas que les choses de la terre fussent égales aux choses du ciel, et la supériorité de celles-ci n’était pas une raison de priver l’univers de celles-là. Lors donc que nous voyons certaines choses périr pour faire place à d’autres qui naissent, les plus faibles succomber sous les plus fortes, et les vaincues servir en se transformant aux qualités de celles qui triomphent, tout cela en son lieu et à son heure, c’est l’ordre des choses qui passent. Et si la beauté de cet ordre ne nous plaît pas, c’est que liés par notre condition mortelle à une partie de l’univers changeant, nous ne pouvons en sentir l’ensemble où ces fragments qui nous blessent trouvent leur place, leur convenance et leur harmonie. C’est pourquoi dans les choses où nous ne pouvons saisir aussi distinctement la providence du Créateur, il nous est prescrit de la conserver par la foi, de peur que la vaine témérité de notre orgueil ne nous emporte à blâmer par quelque endroit l’œuvre d’un si grand ouvrier. Aussi bien, si l’on considère d’un regard attentif les défauts des choses corruptibles, je ne parle pas de ceux qui sont l’effet de notre volonté ou la punition de nos fautes, on reconnaîtra qu’ils prouvent l’excellence de ces créatures, dont il n’est pas une qui n’ait Dieu pour principe et pour auteur ; car c’est justement ce qui nous plaît dans leur nature que nous ne pouvons voir se corrompre et disparaître sans déplaisir, à moins que leur nature elle-même ne nous déplaise, comme il arrive souvent quand il s’agit de choses qui nous sont nuisibles et que nous considérons, non plus en elles-mêmes, mais par rapport à notre utilité, par exemple, ces animaux que Dieu envoya aux Egyptiens en abondance pour châtier leur orgueil. Mais à ce compte on pourrait aussi blâmer le soleil ; car il arrive que certains malfaiteurs ou mauvais débiteurs sont condamnés par les juges à être exposés au soleil. C’est donc la nature considérée en soi et non par rapport à nos convenances qui fait la gloire de son Créateur. Ainsi la nature du feu éternel est très-certainement bonne, bien qu’elle doive servir au supplice

  1. C’est la propre doctrine de Platon, particulièrement développée dans le Gorgias.
  2. Comparez Plotin, Ennéades, III, lib. II, cap. 11.