Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome XIII.djvu/244

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
LA CITÉ DE DIEU.

moqué des anges, mais bien que leurs railleries sont la peine de son péché[1]. Il est donc l’ouvrage du Seigneur ; car il n’y a pas de nature si vile et si infime qu’on voudra, même parmi les plus petits insectes, qui ne soit l’ouvrage de celui d’où vient toute mesure, toute beauté, tout ordre, c’est-à-dire ce qui fait l’être et l’intelligibilité de toute chose. A plus forte raison est-il le principe de la créature angélique, qui surpasse par son excellence tous les autres ouvrages de Dieu.

CHAPITRE XVI.

DES DEGRÉS ET DES DIFFÉRENCES QUI SONT ENTRE LES CRÉATURES SELON QU’ON ENVISAGE LEUR UTILITÉ RELATIVE OU L’ORDRE ABSOLU DE LA RAISON.

Parmi les êtres que Dieu a créés, on préfère ceux qui ont la vie à ceux qui ne l’ont pas, ceux qui ont la puissance de la génération ou seulement l’appétit à ceux qui en sont privés. Parmi les vivants, on préfère ceux qui ont du sentiment, comme les animaux, aux plantes, qui sont insensibles ; et entre les êtres doués de sentiment, les êtres intelligents, comme les hommes, à ceux qui sont dépourvus d’intelligence, comme les bêtes ; et entre les êtres intelligents, les immortels, comme les anges, aux mortels, comme les hommes. Cet ordre de préférence est celui de la nature. Il en est un autre qui dépend de l’estime que chacun fait des choses, selon l’utilité qu’il en tire ; par où il arrive que nous préférons quelquefois certains objets insensibles à des êtres doués de sentiment, et cela à tel point que, s’il ne dépendait que de nous, nous retrancherions ceux-ci de la nature, soit par ignorance du rang qu’ils y tiennent, soit par amour pour notre avantage personnel que nous mettons au-dessus de tout. Qui n’aimerait mieux, par exemple, avoir chez soi du pain que des souris, et des écus que des puces ? Et il n’y a pas lieu de s’en étonner, quand on voit les hommes, dont la nature est si noble, acheter souvent plus cher un cheval ou une pierre précieuse qu’un esclave ou une servante. Ainsi les jugements de la raison sont bien différents de ceux de la nécessité ou de la volupté : la raison juge des choses en elles-mêmes et selon la vérité, au lieu que la nécessité n’en juge que selon les besoins, et la volupté selon les plaisirs. Mais la volonté et l’amour sont d’un tel prix dans les êtres raisonnables que, malgré la supériorité des anges sur les hommes selon l’ordre de la nature, l’ordre de la justice veut que les hommes bons soient mis au-dessus des mauvais anges.

CHAPITRE XVII.

LA MALICE N’EST PAS DANS LA NATURE, MAIS CONTRE LA NATURE, ET ELLE A POUR PRINCIPE, NON LE CRÉATEUR, MAIS LA VOLONTÉ.

C’est donc de la nature du diable et non de sa malice qu’il est question dans ce passage : « Il est le commencement de l’ouvrage de Dieu[2] » ; car la malice, qui est un vice, ne peut se rencontrer que dans une nature auparavant non viciée, et tout vice est tellement contre la nature qu’il en est par essence la corruption. Ainsi, s’éloigner de Dieu ne serait pas un vice, s’il n’était naturel d’être avec Dieu. C’est pourquoi la mauvaise volonté même est une grande preuve de la bonté de la nature. Mais comme Dieu est le créateur parfaitement bon des natures, il est le régulateur parfaitement juste des mauvaises volontés, et il se fait bien servir d’elles, quand elles se servent mal de la bonté naturelle de ses dons. C’est ainsi qu’il a voulu que le diable, qui était bon par sa nature et qui est devenu mauvais par sa volonté, servît de jouet à ses anges, ce qui veut dire que les tentations dont le diable se sert pour nuire aux saints tournent à leur profit. En créant Satan, Dieu n’ignorait pas sa malignité future, et comme il savait d’une manière certaine le bien qu’il devait tirer de ce mal, il a dit par l’organe du Psalmiste : « Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet à vos anges » ; cela signifie que tout en le créant bon, sa providence disposait déjà les moyens de se servir utilement de lui, quand il serait devenu mauvais.

CHAPITRE XVIII.

DE LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS QUI, PAR L’ART DE LA PROVIDENCE, TIRE UNE SPLENDEUR NOUVELLE DE L’OPPOSITION DES CONTRAIRES.

En effet, Dieu n’aurait pas créé un seul ange, que dis-je ? un seul homme dont il aurait prévu la corruption , s’il n’avait su en même temps comment il ferait tourner ce

  1. Comp. De Gen. ad litt., n. 29, 30, 34, 35.
  2. Job, XL, 14.