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LA CITÉ DE DIEU.

sent même pas ; toujours occupés de nuire, même dans les amusements de leurs loisirs[1], habiles à inventer des calomnies et à susciter des obstacles contre les amis de la vertu, vains et téméraires, séduits par la flatterie et par l’odeur des sacrifices. Voilà le tableau que nous trace Porphyre[2] de ces esprits trompeurs et malins qui pénètrent du dehors dans les âmes et abusent nos sens pendant le sommeil et pendant la veille. Ce n’est pas qu’il parle du ton d’un homme convaincu et en son propre nom ; mais en rapportant les opinions d’autrui, il n’émet ses doutes qu’avec une réserve extrême. Il était difficile en effet à ce grand philosophe, soit de connaître, soit d’attaquer résolument tout ce diabolique empire, que la dernière des bonnes femmes chrétiennes découvre sans hésiter et déteste librement ; ou peut-être craignait-il d’offenser Anébon, un des principaux ministres du culte, et les autres, admirateurs de toutes ces pratiques réputées divines et religieuses.

Il poursuit cependant, et toujours par forme de questions ; il dévoile certains faits qui, bien considérés, ne peuvent être attribués qu’à des puissances pleines de malice et de perfidie. Il demande pourquoi, après avoir invoqué les bons esprits, on commande aux mauvais d’anéantir les volontés injustes des hommes ; pourquoi les démons n’exaucent pas les prières d’un homme qui vient d’avoir commerce avec une femme, quand ils ne se font aucun scrupule de convier les débauchés à des plaisirs incestueux ; pourquoi ils ordonnent à leurs prêtres de s’abstenir de la chair des animaux, sous prétexte d’éviter la souillure des vapeurs corporelles, quand eux-mêmes se repaissent de la vapeur des sacrifices ; pourquoi il est défendu aux initiés de toucher un cadavre, quand la plupart de leurs mystères se célèbrent avec des cadavres ; pourquoi enfin un homme, sujet aux vices les plus honteux, peut faire des menaces, non-seulement à un démon ou à l’âme de quelque trépassé, mais au soleil et à la lune, ou à tout autre des dieux célestes qu’il intimide par de fausses terreurs pour leur arracher la vérité ; car il les menace de briser les cieux et d’autres choses pareilles, impossibles à l’homme, afin que ces dieux, effrayés comme des enfants de ces vaines et ridicules chimères, fassent ce qui leur est ordonné. Porphyre rapporte qu’un certain Chérémon[3], fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacriléges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l’Egypte, ceux d’Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l’art et s’écrie d’une voix terrible que, s’ils n’obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d’Osiris. Qu’un homme fasse aux dieux ces vaines et folles menaces, non pas à des dieux secondaires, mais aux dieux célestes, tout rayonnants de la lumière sidérale, et que ces menaces, loin d’être sans effet, forcent les dieux par la terreur et la violence à exécuter ce qui leur est prescrit, voilà ce dont Porphyre s’étonne avec raison, ou plutôt, sous le voile de la surprise et en ayant l’air de chercher la cause de phénomènes si étranges, il donne à entendre qu’ils sont l’ouvrage de ces esprits dont il vient de décrire indirectement la nature : esprits trompeurs, non par essence, comme il le croit, mais par corruption, qui feignent d’être des dieux ou des âmes de trépassés, mais qui ne feignent pas, comme il le dit, d’être des démons, car ils le sont véritablement. Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d’après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes. De deux choses l’une : ou Porphyre est resté en effet dans le doute sur ce sujet, tout en rapportant des faits qui montrent invinciblement que tous ces prestiges sont l’œuvre, non des puissances qui nous aident à acquérir la vie bienheureuse, mais des démons séducteurs ; ou, s’il faut mieux penser d’un philosophe, Porphyre a jugé à propos de prendre ce détour avec un Egyptien attaché à ses erreurs et enflé de la grandeur de son art, dans l’espoir de le convaincre plus aisément de la vanité et du péril de cette science trompeuse, aimant mieux prendre le personnage d’un homme

  1. Je cherche à traduire le mot de Porphyre ϰαϰοσϰολεύεσθαι, que saint Augustin rend d’une manière assez louche par male conciliare.
  2. Porphyre se prononce également contre le culte des démons dans son traité De l’abstinence, etc. Voyez les ch. 39 à 42.
  3. Ce Chérémon est un Egyptien qui avait embrassé la secte stoïcienne. Ses écrits sur la religion de l’Egypte sont mentionnés par Porphyre (De abst., lib. iv, cap. 6) et par saint Jérôme (Adv. Jovin. lib. ii, cap. 13).