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LA CITÉ DE DIEU.


tués, elle les a délivrés des maux de la vie, comme aurait pu faire une maladie ; pour ceux qu’elle n’a pas tués, elle leur a appris à mener une vie plus sobre et à faire des jeûnes plus longs.

CHAPITRE XI.
S’IL IMPORTE QUE LA VIE TEMPORELLE DURE UN PEU PLUS OU UN PEU MOINS.

On ajoute : Plusieurs chrétiens ont été massacrés, plusieurs ont été emportés par divers genres de morts affreuses. Si c’est là un malheur, il est commun à tous les hommes ; du moins, suis-je assuré qu’il n’est mort personne qui ne dût mourir un jour. Or, la mort égale la plus longue vie à la plus courte : car, ce qui n’est plus n’est ni pire, ni meilleur, ni plus court, ni plus long. Et qu’importe le genre de mort, puisqu’on ne meurt pas deux fois ? Puisqu’il n’est point de mortel que le cours des choses de ce monde ne menace d’un nombre infini de morts, je demande si, dans l’incertitude où l’on est de celle qu’il faudra endurer, il ne vaut pas mieux en souffrir une seule et mourir que de vivre en les craignant toutes. Je sais que notre lâcheté préfère vivre sous la crainte de tant de morts que de mourir une fois pour n’en plus redouter aucune ; mais autre chose est l’aveugle horreur de notre chair infirme et la conviction éclairée de notre raison. Il n’y a pas de mauvaise mort après une bonne vie ; ce qui rend la mort mauvaise, c’est l’événement qui la suit. Ainsi donc qu’une créature faite pour la mort vienne à mourir, il ne faut pas s’en mettre en peine ; mais où va-t-elle après la mort ? Voilà la question. Or, puisque les chrétiens savent que la mort du bon pauvre de l’Évangile[1], au milieu des chiens qui léchaient ses plaies, est meilleure que celle du mauvais riche dans la pourpre, je demande en quoi ces horribles trépas ont pu nuire à ceux qui sont morts, s’ils avaient bien vécu ?

CHAPITRE XII.
LE DÉFAUT DE SÉPULTURE NE CAUSE AUX CHRÉTIENS AUCUN DOMMAGE[2].

Je sais que dans cet épouvantable entassement de cadavres plusieurs chrétiens n’ont pu être ensevelis. Eh bien ! est-ce un si grand sujet de crainte pour des hommes de foi, qui ont appris de l’Évangile que la dent des bêtes féroces n’empêchera pas la résurrection des corps, et qu’il n’y a pas un seul cheveu de leur tête qui doive périr[3] ? Si les traitements que l’ennemi fait subir à nos cadavres pouvaient faire obstacle à la vie future, la vérité nous dirait-elle : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l’âme[4] ?» À moins qu’il ne se rencontre un homme assez insensé pour prétendre que si les meurtriers du corps ne sont point à redouter avant la mort, ils deviennent redoutables après la mort, en ce qu’ils peuvent priver le corps de sépulture. À ce compte, elle serait fausse cette parole du Christ : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent rien faire de plus contre vous[5] » ; car il resterait à sévir contre nos cadavres. Mais loin de nous de soupçonner de mensonge la parole de vérité ! S’il est dit, en effet, que les meurtriers font quelque chose lorsqu’ils tuent, c’est que le corps ressent le coup dont il est frappé ; une fois mort, il n’y a plus rien à faire contre lui, parce qu’il a perdu tout sentiment. Il est donc vrai que la terre n’a pas recouvert le corps d’un grand nombre de chrétiens ; mais aucune puissance n’a pu leur ravir le ciel, ni cette terre elle-même que remplit de sa présence le maître de la création et de la résurrection des hommes. On m’opposera cette parole du Psalmiste : « Ils ont exposé les corps morts de vos serviteurs pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel et les chairs de vos saints pour être la proie des bêtes de la terre. Ils ont répandu leur sang comme l’eau autour de Jérusalem, et il n’y avait personne qui leur donnât la sépulture[6] ». Mais le Prophète a plutôt pour but de faire ressortir la cruauté des meurtriers que les souffrances des victimes. Ce tableau de la mort paraît horrible aux yeux des hommes ; « mais elle est précieuse aux yeux du Seigneur, la mort des saints ». Ainsi donc, toute cette pompe des funérailles, sépulture choisie, cortège funèbre, ce sont là des consolations pour les vivants, mais non un soulagement véritable pour les morts. Autrement, si une riche sépulture était de quelque secours aux impurs, il faudrait croire que c’est un obstacle à la

  1. Luc. XVI, 19-31.
  2. Les idées de ce chapitre et du suivant sont plus développées dans le petit traité de saint Augustin : De cura pro mortuis gerenda. Voir tome XII.
  3. Luc. XXI, 18.
  4. Matt. X, 28.
  5. Luc. XII, 4.
  6. Psal. LXXVIII, 2-3.