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LIVRE IX. — DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.

quoi il ajoute : « Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les brutes ». C’est de l’homme, en effet, que parle ici Salluste, et les hommes ont, comme les brutes, un corps mortel. Or, les démons, dont nos philosophes veulent faire les intercesseurs de l’homme auprès des dieux, pourraient dire de leur âme et de leur corps : « Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les hommes ». Qu’importe ? Ils n’en sont pas moins, comme je l’ai dit, suspendus et enchaînés la tête en bas, participant des dieux par le corps et des malheureux humains par l’âme, exaltés dans la partie esclave et inférieure, abaissés dans la partie maîtresse et supérieure. Et, de la sorte, s’il est vrai qu’ils aient l’éternité en partage, ainsi que les dieux, parce que leur âme n’est point sujette, comme celle des animaux terrestres, à se séparer du corps, il ne faut point pour cela regarder leur corps comme le char d’un éternel triomphe, mais plutôt comme la chaîne d’un supplice éternel.

CHAPITRE X.
LES HOMMES, D’APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.

Le philosophe Plotin, de récente mémoire[1], qui passe pour avoir mieux que personne entendu Platon[2], dit au sujet de l’âme humaine : « Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des liens mortels[3] ». Il a donc cru que c’est une œuvre de la miséricorde divine d’avoir donné aux hommes un corps périssable, afin qu’ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères de cette vie. Or, les démons ont été jugés indignes de cette miséricorde, puisque avec une âme misérable et sujette aux passions, comme celle des hommes, ils ont reçu un corps, non périssable, mais immortel. Assurément ils seraient plus heureux que les hommes, s’ils avaient comme eux un corps mortel et comme les dieux une âme heureuse. Ils seraient égaux aux hommes, si avec une âme misérable ils avaient au moins mérité d’avoir comme eux un corps mortel, pourvu toutefois qu’ils fussent capables de quelque sentiment de piété qui assurât un terme à leur misère dans le repos de la mort. Or, non-seulement ils ne sont pas plus heureux que les hommes, ayant comme eux une âme misérable, mais ils sont même plus malheureux, parce qu’ils sont enchaînés à leur corps pour l’éternité ; car il ne faut pas croire qu’ils puissent à la longue se transformer en dieux par leurs progrès dans la piété et la sagesse ; Apulée dit nettement que la condition des démons est éternelle.

CHAPITRE XI.
DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES AMES DES HOMMES DEVIENNENT DES DÉMONS APRÈS LA MORT.

Il dit encore, je le sais[4], que les âmes des hommes sont des démons, que les hommes deviennent des lares s’ils ont bien vécu, et des lémures ou des larves s’ils ont mal vécu ; enfin, qu’on les appelle dieux mânes, quand on ignore s’ils ont vécu bien ou mal. Mais est-il nécessaire de réfléchir longtemps pour voir quelle large porte cette opinion ouvre à la corruption des mœurs ? Plus les hommes auront de penchant au mal, plus ils deviendront méchants, étant convaincus qu’ils sont destinés à devenir larves ou dieux mânes, et qu’après leur mort on leur offrira des sacrifices et des honneurs divins pour les inviter à faire du mal ; car le même Apulée (et ceci soulève une autre question) définit ailleurs les larves : des hommes devenus des démons malfaisants. Il prétend aussi[5] que les bienheureux se nomment en grec εὐδαίμονεσ, à titre de bonnes âmes, c’est-à-dire de bons démons, témoignant ainsi de nouveau qu’à son avis les âmes des hommes sont des démons.

CHAPITRE XII.
DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS, DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.

Mais ne parlons maintenant que des démons proprement dits, de ceux qu’Apulée a définis :

  1. Plotin, disciple d’Ammonius Saccas et maître de Porphyre, né à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l’empereur Aurélien.
  2. Saint Augustin exprime plus fortement encore le même sentiment dans ce remarquable passage : « Cette voix de Platon, la plus pure et la plus éclatante qu’il y ait dans la philosophie, s’est retrouvée dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu’ils paraissent contemporains, et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que le premier des deux semble ressuscité dans l’autre ». (Contra Acad., lib. III, n. 41).
  3. Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin édité par Porphyre. Voyez la 4e Ennéade, livre III, ch. 12.
  4. Il est clair que ce n’est plus Plotin, mais Apulée, que cite saint Augustin. Voyez De deo Socr., p. 50.
  5. De deo Socr., p. 49 et 50.