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LA CITÉ DE DIEU

les autres, mais ne pouvant pas changer le poids de la terre et de l’air. Reste la quatrième supposition, mais c’est la pire de toutes : car comment admettre que les démons aient révélé aux dieux, et les fictions calomnieuses de la poésie, et les folies sacriléges du théâtre, et leur passion ardente pour les spectacles, et le plaisir singulier qu’ils y prennent, et qu’en même temps ils leur aient dissimulé que Platon, au nom d’une philosophie sévère, a banni ces jeux criminels d’un État bien réglé ? À ce compte les dieux seraient contraints d’apprendre par ces étranges messagers les déréglements les plus coupables, ceux de ces messagers mêmes, et il ne leur serait pas permis de connaître les bons sentiments des philosophes ; singulier moyen d’information, qui leur apprend ce qu’on fait pour les outrager, et leur cache ce qu’on fait pour les honorer !

CHAPITRE XXII.
IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.

Ainsi donc, puisqu’il est impossible d’admettre aucune de ces quatres suppositions, il faut rejeter sans réserve cette doctrine d’Apulée et de ses adhérents, que les démons sont placés entre les hommes et les dieux, comme des interprètes et des messagers, pour transmettre au ciel les vœux de la terre et à la terre les bienfaits du ciel. Tout au contraire, ce sont des esprits possédés du besoin de nuire, étrangers à toute idée de justice, enflés d’orgueil, livides d’envie, artisans de ruses et d’illusions ; ils habitent l’air, en effet, mais comme une prison analogue à leur nature, où ils ont été condamnés à faire leur séjour après avoir été chassés des hauteurs du ciel pour leur transgression inexpiable ; et, bien que l’air soit situé au-dessus de la terre et des eaux, les démons ne sont pas pour cela moralement supérieurs aux hommes, qui ont sur eux un tout autre avantage que celui du corps, c’est de posséder une âme pieuse et d’avoir mis leur confiance dans l’appui du vrai Dieu. Je conviens que les démons dominent sur un grand nombre d’hommes indignes de participer à la religion véritable ; c’est aux yeux de ceux-là qu’ils se sont fait passer pour des dieux, grâce à leurs faux prestiges et à leurs fausses prédictions. Encore n’ont-ils pu réussir à tromper ceux de ces hommes qui ont considéré leurs vices de plus près, et alors ils ont pris le parti de se donner pour médiateurs entre les dieux et les hommes, et pour distributeurs des bienfaits du ciel. Ainsi s’est formée l’opinion de ceux qui, connaissant les démons pour des esprits méchants, et persuadés que les dieux sont bons par nature, ne croyaient pas à la divinité des démons et refusaient de leur rendre les honneurs divins, sans oser toutefois les en déclarer indignes, de crainte de heurter les peuples asservis à leur culte par une superstition invétérée.

CHAPITRE XXIII.
CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTE DE L’IDOLÂTRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITIONS DE L’ÉGYPTE SERAIENT ABOLIES.

Hermès l’Égyptien[1], celui qu’on appelle Trismégiste, a eu d’autres idées sur les démons. Apulée, en effet, tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors le culte des démons et celui des dieux restent inséparables ; Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux : les uns qui ont été formés par le Dieu suprême, les autres qui sont l’ouvrage des hommes. À s’en tenir là, on conçoit d’abord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues qu’on voit dans les temples ; point du tout ; suivant Hermès, les statues visibles et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées par de certains esprits qu’on a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà ce qu’il appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles qu’elles sont traduites dans notre langue[2] : « Puisque l’al-

  1. Au temps de saint Augustin il circulait un très-grand nombre d’ouvrages qu’on supposait traduits de l’égyptien en grec ou en latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que l’authenticité des livres hermétiques ; rien de plus douteux que l’existence d’Hermès, personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous les arts de l’antique Égypte.
  2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du dialogue hermétique intitulé Esculape. C’est une compilation d’idées hébraïques, égyptiennes, platoniciennes, où se trahit la main d’un falsificateur des premiers siècles de l’Église. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ἑρμού seu Mercurii mythologia. Paris, 1835.