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LA CITÉ DE DIEU

corps. Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre ? Qu’est-ce que tout cela au prix d’une abomination qui, par sa grandeur même, ne pouvait convenir qu’à la grande Mère, d’autant plus qu’on a soin de rejeter les autres scandales sur l’imagination des poëtes ! Et, en effet, que les poëtes aient beaucoup inventé, j’en tombe d’accord ; seulement je demande si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention des poètes ? Qu’on impute donc, j’y consens, à leur audace ou à leur impudence l’éclat scandaleux que la poésie et la scène donnent aux aventures des dieux ; mais quand j’en vois faire, par l’ordre des dieux, une partie de leur culte et de leurs honneurs, n’est-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les démons et un piège tendu aux misérables ? En tout cas, ces consécrations d’eunuques à la Mère des dieux ne sont point une fiction, et les poëtes en ont eu tellement horreur qu’ils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement dans l’autre monde, quand il est impossible, en s’y consacrant, de vivre honnêtement dans celui-ci ? — « Vous oubliez, me dira Varron, que tout ce culte n’a rapport qu’au monde ». — J’ai bien peur que ce soit plutôt à l’immonde. D’ailleurs, il est clair que tout ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté ; mais ce que nous cherchons, nous, n’est pas dans le monde : c’est une âme affermie par la vraie religion, qui n’adore pas le monde comme un dieu, mais qui le glorifie comme l’œuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur du monde.

CHAPITRE XXVII.
SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR CERTAINS PHILOSOPHES QUI NE CONNAISSENT NI LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DÛ.

Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis ont plus de réputation que les autres ; mais elle n’a servi, loin de mettre leur mérite en lumière, qu’à faire mieux éclater leur indignité, ce qui porte à croire de plus en plus que ces dieux ont été des hommes, suivant le témoignage des poëtes et même des historiens. Virgile n’a-t-il pas dit[1] :

« Saturne, le premier, descendit des hauteurs éthérées de l’Olympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de Jupiter ».

Or, ces vers et les suivants ne font que reproduire le récit développé tout au long par Évhémère et traduit par Ennius[2] ; mais comme les écrivains grecs et latins, qui avant nous ont combattu les erreurs du paganisme, ont suffisamment discuté ce point, il n’est pas nécessaire d’y insister.

Quant aux raisons physiques proposées par des hommes aussi doctes que subtils pour transformer en choses divines ces choses purement humaines, plus je les considère, moins j’y vois rien qui ne se rapporte à des œuvres terrestres et périssables, à une nature corporelle qui, même conçue comme invisible, ne saurait être le vrai Dieu. Du moins, si ce culte symbolique avait un caractère de religion, tout en regrettant son impuissance complète à faire connaître le vrai Dieu, il serait consolant de penser qu’il n’y a là du moins ni commandements impurs, ni honteuses pratiques. Mais, d’abord, c’est déjà un crime d’adorer le corps ou l’âme à la place du vrai Dieu, qui seul peut donner à l’âme où il habite la félicité ; combien donc est-il plus criminel encore de leur offrir un culte qui ne contribue ni au salut, ni même à l’honneur de celui qui le rend ? Que des temples, des prêches, des sacrifices, que tous ces tributs, qui ne sont dus qu’au vrai Dieu, soient consacrés à quelque élément du monde ou à quelque esprit créé, ne fût-il d’ailleurs ni impur ni méchant, c’est un mal, sans aucun doute ; non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte, mais parce qu’ils ne doivent servir qu’à honorer celui à qui ce culte est dû. Que si l’on prétend adorer le vrai Dieu, c’est-à-dire le Créateur de toute âme et de tout corps, par des statues ridicules ou monstrueuses, par des couronnes déposées sur des organes honteux, par des prix décernés à l’impudicité, par des incisions et des mutilations cruelles, par la consécration d’hommes énervés, par des spec-

  1. Énéide, livre viii, v. 319, 320.
  2. Sur Évhémère, voyez plus haut, livre vi, ch. 7.