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LA CITÉ DE DIEU

qu’on place à la tête de ces dieux choisis ? on me dit : c’est le monde. Voilà une réponse courte et claire assurément ; mais pourquoi n’attribue-t-on à Janus que le commencement des choses, tandis qu’on en réserve la fin à un autre dieu nommé Terme ? car c’est pour cela, dit-on, qu’en dehors des dix mois qui s’écoulent de mars à décembre, on a consacré deux mois à ces divinités, janvier à Janus et février à Terme ; d’où vient aussi que les Terminales se célèbrent en février et qu’il s’y fait une cérémonie expiatrice appelée Februum, laquelle a donné au mois son nom[1]. Quoi donc ! est-ce à dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la fin ne lui appartienne pas, étant réservée à un autre dieu ? Mais n’est-il pas reconnu des païens que tout ce qui prend commencement en ce monde y prend également fin ? Voilà une dérision étrange de ne donner à ce dieu qu’une demi-puissance dans la réalité, tandis qu’on donne à sa statue un double visage ! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même dieu dont une face répond au commencement des choses et l’autre à leur fin ? car on ne peut agir sans considérer ces deux points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action, ne saurait en prévoir la fin, et il faut que l’intention qui regarde l’avenir se lie à la mémoire qui regarde le passé. Autrement, après avoir oublié par où on a commencé, on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse commence dans le monde, elle s’achève ailleurs, et que c’est pour cela que Janus, qui est le monde, n’a de pouvoir que sur les commencements ? mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus de Janus, au lieu de l’écarter du nombre des divinités choisies ; et même dès cette vie, où l’on partage le commencement et la fin des choses entre Janus et Terme, Terme aurait dû être plus honoré que Janus. C’est en effet quand on touche au terme d’une entreprise qu’on éprouve le plus de joie. Les commencements sont pleins d’inquiétude, et l’âme n’est tranquille qu’en voyant la fin de son action ; c’est à la fin qu’elle tend ; c’est la fin qu’elle désire, qu’elle espère, qu’elle appelle de ses vœux, et il n’y a de triomphe pour elle que dans le complet achèvement.

CHAPITRE VIII.
POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.

Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double face. On dit que Janus a deux visages, l’un devant, l’autre derrière, parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche οὐρανός (ciel), comme aussi quelques poëtes latins ont donné au ciel le nom de palais[2]. Ce n’est pas tout : notre bouche ouverte a deux issues, l’une extérieure du côté des dents ; l’autre intérieure vers le gosier. Et voilà ce qu’on a fait du monde avec un mot grec ou poétique qui signifie palais[3] ! Mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et l’âme et la vie éternelle ? Qu’on adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du palais, je le veux bien ; mais quoi de plus absurde à des gens incapables de trouver dans le monde deux portes opposées l’une à l’autre et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage ? D’autre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus, on veut y voir un emblème des quatre parties du monde ; comme si le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par ses quatre visages ! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre parties, il s’ensuit que le Janus à deux faces est une fausse image, ou si elle est vraie en ce sens que l’Orient et l’Occident embrassent le monde entier, l’emblème ne laisse pas d’être faux à un autre point de vue ; car en considérant les deux autres parties du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours est-il que si on a trouvé dans la bouche de l’homme une analogie avec le Janus à double visage, on ne

  1. Varron cite cette cérémonie comme une institution de Numa (De lingua lat., lib. vi, § 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, Fastes, livre ii, v. 639 et suiv.
  2. Allusion à cette expression d’Ennius : le palais du ciel, rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib. ii, cap. 18.
  3. On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron.