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LA CITÉ DE DIEU

ont des fonctions d’un ordre supérieur dans l’univers ou parce qu’elles ont été plus connues des hommes et ont reçu de plus grands honneurs ? Si c’est la grandeur de leurs emplois qui les distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette populace d’autres divinités chargées des soins les plus bas et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites fonctions réparties entre tous ces petits dieux ? à la conception d’un enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider l’homme à s’en délivrer et Libéra, qu’ils identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis ; mais voici Mena, qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue, quoique fille de Jupiter[1]. Et cependant Varron, dans le livre des dieux choisis, confère cet emploi à Junon, qui n’est pas seulement une divinité d’élite, mais la reine des divinités ; toute reine qu’elle soit, elle n’en préside pas moins aux mois des femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l’un donne la vie, et l’autre le sentiment au nouveau-né[2]. Aussi bien, si peu considérables qu’ils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces autres divinités patriciennes et choisies ; car sans la vie et le sentiment, qu’est-ce, je vous prie, que ce fardeau qu’une femme porte dans son sein, sinon un misérable mélange très-peu différent de la poussière et du limon ?

CHAPITRE III.
ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU’ON A FAIT DE CERTAINS DIEUX D’ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.

D’où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus ? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte ; voilà Saturne, autre dieu choisi, qui fournit la semence même ; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide l’homme à s’en délivrer, et Libera, qu’on appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service ; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour l’accroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter ; or, en même temps, c’est un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment : fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l’intelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l’emportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l’emportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs d’une vile semence qui n’est rien tant qu’elle n’a pas reçu le sentiment et la vie. N’est-il pas étrange que ces fonctions d’élite soient retranchées aux dieux d’élite pour être conférées à des dieux très-inférieurs en dignité et à peine connus ? On répondra peut-être que Janus préside à tout commencement et qu’à ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de l’enfant ; que Saturne préside à toute semence et qu’en cette qualité il a droit à ce que la semence de l’homme ne soit pas retranchée de ses attributions ; que Liber et Libera président à l’émission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager l’espèce humaine tombe sous leur juridiction ; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes ; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment ? Dira-t-on qu’ils y président ? c’est leur donner une importance infinie ; car, tandis que tout ce qui naît d’une semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des privilèges qui s’étendent jusqu’aux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine

  1. Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre vi, ch. 9, et livre iv, ch. 11.
  2. Comparez Tertullien, Contra Nat., lib. ii, cap. 11.