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LIVRE VI. — LES DIEUX PAIENS.

civile. À vrai dire pourtant, les temples où se font ces turpitudes sont plus détestables encore que les théâtres, où on se contente de les figurer. C’est pourquoi Sénèque veut que le sage, en matière de théologie civile, se contente de cette adhésion tout extérieure qui n’engage pas les sentiments du cœur. Voici ses propres paroles : « Le sage observera toutes ces pratiques comme ordonnées par les lois et non comme agréables aux dieux ». Et quelques lignes plus bas : « Que dirai-je des alliances que nous formons entre les dieux, où la bienséance même n’est pas observée, puisqu’on y marie le frère avec la sœur ? Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vulcain, Salacie à Neptune. Nous laissons d’autres divinités dans le célibat, faute sans doute d’un parti sortable ; et cependant les veuves ne manquent pas, comme Populonia, Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j’en conviens, trouver aisément des maris. Il faudra donc se résigner à adorer cette ignoble troupe de divinités, qu’une longue superstition n’a cessé de grossir ; mais nous n’oublierons pas que si nous leur rendons un culte, c’est pour obéir à la coutume plutôt qu’à la vérité ». Sénèque avoue donc que ni les lois ni la coutume n’avaient rien institué dans la théologie civile qui fût agréable aux dieux ou conforme à la vérité ; mais, bien que la philosophie eût presque affranchi son âme, il ne laissait pas d’honorer ce qu’il censurait, de faire ce qu’il désapprouvait, d’adorer ce qu’il avait en mépris, et cela parce qu’il était membre du sénat romain. La philosophie lui avait appris à ne pas être superstitieux devant la nature, mais les lois et la coutume le tenaient asservi devant la société ; il ne montait pas sur le théâtre, mais il imitait les comédiens dans les temples : d’autant plus coupable qu’il prenait le peuple pour dupe, tandis qu’un comédien divertit les spectateurs et ne les trompe pas.

CHAPITRE XI.
SENTIMENT DE SÉNÈQUE SUR LES JUIFS.

Entre autres superstitions de la théologie civile, ce philosophe condamne les cérémonies des Juifs et surtout leur sabbat, qui lui paraît une pratique inutile, attendu que rester le septième jour sans rien faire, c’est perdre la septième partie de la vie, outre le dommage qui peut en résulter dans les nécessités urgentes. Il n’a osé parler toutefois, ni en bien ni en mal, des chrétiens, déjà grands ennemis des Juifs, soit qu’il eût peur d’avoir à les louer contre la coutume de sa patrie, soit aussi peut-être qu’il ne voulût pas les blâmer contre sa propre inclination. Voici comme il s’exprime touchant les Juifs : « Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu’elles sont reçues parmi toutes les nations ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs ». Sénèque s’étonnait, parce qu’il ignorait les voies secrètes de la Providence. Recueillons encore son sentiment sur les institutions religieuses des Hébreux : « Il en est parmi eux, dit-il, qui connaissent la raison de leurs rites sacrés mais la plus grande partie du peuple agit sans savoir ce qu’elle fait ». Mais il est inutile que j’insiste davantage sur ce point, ayant déjà expliqué dans mes livres contre les Manichéens[1], et me proposant d’expliquer encore en son lieu dans le présent ouvrage, comment ces rites sacrés ont été donnés aux Juifs par l’autorité divine, et comment, au jour marqué, la même autorité les a retirés à ce peuple de Dieu qui avait reçu en dépôt la révélation du mystère de la vie éternelle.

CHAPITRE XII.
IL RÉSULTE ÉVIDEMMENT DE L’IMPUISSANCE DES DIEUX DES GENTILS EN CE QUI TOUCHE LA VIE TEMPORELLE, QU’ILS SONT INCAPABLES DE DONNER LA VIE ÉTERNELLE.

Si ce que j’ai dit dans le présent livre ne suffit pas pour prouver que l’on ne doit demander la vie éternelle à aucune des trois théologies appelées par les Grecs mythique, physique et politique, et par les Latins, fabuleuse, naturelle et civile, si on attend encore quelque chose, soit de la théologie fabuleuse, hautement réprouvée par les païens eux-mêmes, soit de la théologie civile, toute semblable à la fabuleuse et plus détestable encore, je prie qu’on ajoute aux considérations précédentes toutes celles que j’ai développées plus haut, singulièrement dans le quatrième livre où j’ai prouvé que Dieu seul peut donner la félicité. Supposez, en effet, que la félicité fût une déesse, pourquoi les hommes adoreraient-ils une autre qu’elle en vue de la vie éternelle ?

  1. Voyez surtout les trente-trois livres Contre Fauste.