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LA CITÉ DE DIEU

lui offrit le souper convenu et la fameuse courtisane Larentina. Or, celle-ci, s’étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu’elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d’Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps avec elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d’une grande fortune, Larentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier ; puis elle disparut, et on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins[1].

Si les poëtes imaginaient de pareilles aventures et si les comédiens les représentaient, on ne manquerait pas de dire qu’elles appartiennent à la théologie mythique et n’ont rien à démêler avec la gravité de la théologie civile. Mais lorsqu’un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme des fictions de poëtes, mais comme la religion des peuples, non comme des bouffonneries de théâtre et de comédiens, mais comme les mystères sacrés du temple ; quand, en un mot, il les rapporte, non à la théologie fabuleuse, mais à la théologie civile, je dis alors que ce n’est pas sans raison que les histrions représentent sur la scène les turpitudes des dieux, mais que c’est sans raison que les prêtres veulent donner aux dieux dans leurs mystères une honnêteté qu’ils n’ont pas. Quels mystères, dira-t-on ? Je parle des mystères de Junon, qui se célèbrent dans son île chérie de Samos, où elle épousa Jupiter ; je parle des mystères de Cérès, cherchant Proserpine enlevée par Pluton ; je parle des mystères de Vénus, où l’on pleure la mort du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier ; je parle enfin des mystères de la mère des dieux, où des eunuques, nommés Galles, déplorent dans leur propre infortune celle du charmant Atys, dont la déesse était éprise et qu’elle mutila par jalousie[2]. En vérité, le théâtre a-t-il rien de plus obscène ? et s’il en est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que les fictions des poëtes conviennent à la scène, et qu’il faut les séparer de la théologie civile qui convient à l’État, comme on sépare ce qui est impur et honteux de ce qui est honnête et pur ? Il faudrait plutôt remercier les comédiens d’avoir épargné la pudeur publique en ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impuretés que cachent les temples. Que penser de bon des mystères qui s’accomplissent dans les ténèbres, quand les spectacles étalés au grand jour sont si détestables ? Au surplus, ce qui se pratique dans l’ombre par le ministère de ces hommes mous et mutilés, nos adversaires le savent mieux que nous ; mais ce qu’ils n’ont pu laisser dans l’ombre, c’est la honteuse corruption de leurs misérables eunuques. Qu’ils persuadent à qui voudra qu’on fait des œuvres saintes avec de tels instruments ; car enfin ils ont mis les eunuques au nombre des institutions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous, nous ne savons pas quelles sont les œuvres des mystères, mais nous savons quels en sont les ouvriers ; nous savons aussi ce qui se fait sur la scène, où jamais pourtant eunuque n’a paru, même dans le chœur des courtisanes, bien que les comédiens soient réputés infâmes et que leur profession ne passe pas pour compatible avec l’honnêteté. Que faut-il donc penser de ces mystères où la religion choisit pour ministres des hommes que l’obscénité du théâtre ne peut accueillir ?

CHAPITRE VIII.
DES INTERPRÉTATIONS EMPRUNTÉES À LA SCIENCE DE LA NATURE PAR LES DOCTEURS DU PAGANISME, POUR JUSTIFIER LA CROYANCE AUX FAUX DIEUX.

Mais, dit-on, toutes ces fables ont un sens caché et des explications fondées sur la science de la nature, ou, pour prendre leur langage, des explications physiologiques[3]. Comme s’il s’agissait ici de physiologie et non de théologie, de la nature et non de Dieu ! Et sans doute, le vrai Dieu est Dieu par nature et non par opinion, mais il ne s’ensuit pas que toute nature soit Dieu ; car l’homme, la bête, l’arbre, la pierre ont une nature, et Dieu n’est rien de tout cela[4]. À ne parler en ce moment que des mystères de la mère des dieux, si le fond de ce système d’interprétation se réduit à prétendre que la mère des dieux est le symbole

  1. Saint Augustin s’appuie probablement ici sur le passage, aujourd’hui perdu, de Varron (De ling. lat., lib vi, § 23), où il était question des fêtes appelées Larentinalia. Voyez Plutarque, Quæst. Rom., qu. 35 ; et Lactance, Instit., lib. i, cap. 20.
  2. Il s’agit ici des mystères de Cybèle, déesse d’origine phrygienne, dont les prêtres s’appelaient Galles, du nom d’un fleuve de Phrygie, suivant Pline, lib. v, cap. 22. Voyez Ovide, Fastes, liv. iv, vers 364 et suiv. ; et plus bas saint Augustin, livre vii, ch. 25 et 26.
  3. Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à leur physiologie, c’est-à-dire à leur théologie générale de la nature.
  4. Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les stoïciens identifiaient la nature et Dieu : leur physiologie était panthéiste.