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LIVRE I. — LES GOTHS À ROME.

« Souillant de son sang les autels et les feux qu’il avait lui-même consacrés[1] ? »

Est-ce que Diomède et Ulysse, après avoir massacré les gardiens de la citadelle, n’osèrent pas

« Saisir l’effigie sacrée de Pallas, et de leurs mains ensanglantées profaner les bandelettes virginales de la déesse ? »

Ce qu’ajoute Virgile n’est pas vrai :

« Dès ce moment disparut sans retour l’espérance des Grecs[2]. »

C’est depuis lors, en effet, qu’ils furent vainqueurs ; c’est depuis lors qu’ils détruisirent Troie par le fer et par le feu ; c’est depuis lors qu’ils égorgèrent Priam abrité près des autels. La perte de Minerve ne fut donc pas la cause de la chute de Troie. Minerve elle-même, pour périr, n’avait-elle rien perdu ? Elle avait, dira-t-on, perdu ses gardes. Il est vrai, c’est après le massacre de ses gardes qu’elle fut enlevée par les Grecs. Preuve évidente que ce n’étaient pas les Troyens qui étaient protégés par la statue, mais la statue qui était protégée par les Troyens. Comment donc l’adorait-on pour qu’elle fût la sauvegarde de Troie et de ses enfants, elle qui n’a pas su défendre ses défenseurs ?
CHAPITRE III.
LES ROMAINS S’IMAGINANT QUE LES DIEUX PÉNATES QUI N’AVAIENT PU PROTÉGER TROIE LEUR SERAIENT D’EFFICACES PROTECTEURS.

Voilà les dieux à qui les Romains s’estimaient heureux d’avoir confié la protection de leur ville. Pitoyable renversement d’esprit ! Ils s’emportent contre nous, quand nous parlons ainsi de leurs dieux, et ils s’emportent si peu contre leurs écrivains, qui pourtant en parlent de même, qu’ils les font apprendre à prix d’argent et prodiguent les plus magnifiques honneurs aux maîtres que l’État salarie pour les enseigner. Ouvrez Virgile, qu’on fait lire aux petits enfants comme un grand poëte, le plus illustre et le plus excellent qui existe ; Virgile, dont on fait couler les vers dans ces jeunes âmes, pour qu’elles n’en perdent jamais le souvenir, suivant le précepte d’Horace :

« Un vase garde longtemps l’odeur de la première liqueur qu’on y a versée[3] ».

Lisez Virgile, et vous le verrez introduire Junon, l’ennemie des Troyens, qui pour animer contre eux Éole, roi des vents, s’écrie :

« Une nation qui m’est odieuse navigue sur la mer Tyrrhénienne, portant en Italie Troie et ses Pénates vaincus[4] ».

Des hommes sages devaient-ils mettre Rome sous la protection de ces Pénates vaincus, pour l’empêcher d’être vaincue à son tour ? On dira que Junon parle ainsi comme une femme en colère, qui ne sait trop ce qu’elle dit. Soit ; mais Énée, tant de fois appelé le Pieux, ne s’exprime-t-il pas en ces termes :

« Panthus, fils d’Othrys, prêtre de Pallas et d’Apollon, tenant dans ses mains les vases sacrés et ses dieux vaincus, entraîne avec lui son petit-fils et court éperdu vers mon palais[5] ».

Ces dieux, qu’il n’hésite pas à appeler vaincus, ne paraissent-ils pas mis sous la protection d’Énée, bien plus qu’Énée sous la leur, lorsque Hector lui dit :

« Troie commet à la garde les objets de son culte et ses Pénates[6] ».

Si donc Virgile ne fait point difficulté, en parlant de pareils dieux, de les appeler vaincus et de les montrer protégés par un homme qui les sauve du mieux qu’il peut, n’y a-t-il pas de la démence à croire qu’on ait sagement fait de confier Rome à de tels défenseurs, et à s’imaginer qu’elle n’aurait pu être saccagée si elle ne les eût perdus ? Que dis-je ! adorer des dieux vaincus comme des gardiens et des protecteurs, n’est-ce pas déclarer qu’on les tient, non pour des divinités bienfaisantes, mais pour des présages de malheur[7] ? N’est-il pas plus sage, en effet, de penser qu’ils auraient péri depuis longtemps, si Rome ne les eût conservés de tout son pouvoir, que de s’imaginer que Rome n’eût point été prise, s’ils n’eussent auparavant péri ? Pensez-y un instant, et vous verrez combien il est ridicule de prétendre qu’on eût été invincible sous la garde de défenseurs vaincus. La ruine des dieux, disent-ils, a fait celle de Rome : n’est-il pas plus croyable qu’il a suffi pour perdre Rome d’avoir adopté pour protecteurs des dieux condamnés à périr ?

Qu’on ne vienne donc pas nous dire que les poëtes ont parlé par fiction, quand ils ont fait paraître dans leurs chants des dieux vaincus.

  1. Énéide, liv. ii, vers 501, 502.
  2. Énéide, liv. ii, vers 166-170.
  3. Épîtres, liv. i, ép. 2, vers 69, 70.
  4. Énéide, liv. i, vers 71, 72.
  5. Énéide, liv. ii, vers 319-321.
  6. Énéide, liv. ii, vers 293.
  7. Je lis omina avec l’édition bénédictine, et non pas numina ou nomina, comme ont fait divers interprètes.