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LA CITÉ DE DIEU.
CHAPITRE PREMIER.
BEAUCOUP D’ADVERSAIRES DU CHRIST ÉPARGNÉS PAR LES BARBARES, À LA PRISE DE ROME, PAR RESPECT POUR LE CHRIST.

C’est contre cet esprit d’orgueil que j’entreprends de défendre la Cité de Dieu. Parmi ses ennemis, plusieurs, il est vrai, abandonnant leur erreur impie, deviennent ses citoyens ; mais un grand nombre sont enflammés contre elle d’une si grande haine et poussent si loin l’ingratitude pour les bienfaits signalés de son Rédempteur, qu’ils ne se souviennent plus qu’il leur serait impossible de se servir pour l’attaquer de leur langue sacrilége, s’ils n’avaient trouvé dans les saints lieux un asile pour échapper au fer ennemi et sauver une vie dont ils ont la folie de s’enorgueillir[1].

Ne sont-ce pas ces mêmes Romains, que les barbares ont épargnés par respect pour le Christ, qui sont aujourd’hui les adversaires déclarés du nom du Christ ? J’en puis attester les sépulcres des martyrs et les basiliques des Apôtres qui, dans cet horrible désastre de Rome, ont également ouvert leurs portes aux enfants de l’Église et aux païens. C’est là que venait expirer la fureur des meurtriers ; c’est là que les victimes qu’ils voulaient sauver étaient conduites pour être à couvert de la violence d’ennemis plus féroces, qui n’étaient pas touchés de la même compassion[2]. En effet, lorsque ces furieux, qui partout ailleurs s’étaient montrés impitoyables, arrivaient à ces lieux sacrés, où ce qui leur était permis autre part par le droit de la guerre leur avait été défendu[3], l’on voyait se ralentir cette ardeur brutale de répandre le sang et ce désir avare de faire des prisonniers. Et c’est ainsi que plusieurs ont échappé à la mort, qui maintenant se font les détracteurs de la religion chrétienne, imputant au Christ les maux que Rome a soufferts, et n’attribuant qu’à leur bonne fortune la conservation de leur vie, dont ils sont pourtant redevables au respect des barbares pour le Christ. Ne devraient-ils pas plutôt, s’ils étaient un peu raisonnables, attribuer les maux qu’ils ont éprouvés à cette Providence divine qui a coutume de châtier les méchants pour les amender, et qui se plaît même quelquefois à exercer par ces sortes d’afflictions la patience des gens de bien, afin qu’étant éprouvés et purifiés, elle les fasse passer à une meilleure vie, ou les laisse encore sur la terre pour l’accomplissement de ses fins ? Ne devraient-ils pas reconnaître comme un des fruits du christianisme cette modération inouïe des barbares, d’ailleurs cruels et sanguinaires, qui les ont épargnés contre la loi de la guerre en considération du Christ, soit dans les lieux profanes, soit dans les lieux consacrés, lesquels semblaient avoir été choisis à dessein vastes et spacieux pour étendre la miséricorde à un plus grand nombre ? Et dès lors, que ne rendent-ils grâce à Dieu, et que n’adorent-ils sincèrement son nom pour éviter le feu éternel, eux qui se sont faussement servis de ce nom sacré pour éviter une mort temporelle ? Tout au contraire, parmi ceux que vous voyez aujourd’hui insulter avec tant d’insolence aux serviteurs du Christ, il en est plusieurs qui n’auraient jamais échappé au carnage, s’ils ne s’étaient déguisés en serviteurs du Christ. Et maintenant, dans leur superbe ingratitude et leur démence impie, ces cœurs pervers s’élèvent contre le nom de chrétien, au risque d’être ensevelis dans des ténèbres éternelles, après s’être fait de ce nom une protection frauduleuse pour conserver la jouissance de quelques jours passagers.

CHAPITRE II.
IL EST SANS EXEMPLE DANS LES GUERRES ANTÉRIEURES QUE LES VAINQUEURS AIENT ÉPARGNÉ LE VAINCU PAR RESPECT POUR LES DIEUX.

On a écrit l’histoire d’un grand nombre de guerres qui se sont faites avant la fondation de Rome et depuis son origine et ses conquêtes ; eh bien ! qu’on en trouve une seule où les ennemis, après la prise d’une ville, aient épargné ceux qui avaient cherché un refuge dans le temple de leurs dieux[4] ! qu’on cite un seul chef des barbares qui ait ordonné à ses soldats de ne frapper aucun homme réfugié dans tel ou tel lieu sacré ! Énée ne vit-il pas Priam traîné au pied des autels et

  1. Allusion à la prise récente de Rome par Alaric (410 après J.-C).
  2. Nous savons, par une lettre de saint Jérôme (ad Principiam cliv), qu’une dame romaine, Marcella et sa fille, Principia, trouvèrent un sûr asile dans la basilique de saint Paul.
  3. Par Alaric. Voyez Orose, liv. vii, ch. 39.
  4. Les bénédictins citent deux exemples qui atténuent, sans la contredire, la remarque de saint Augustin : l’exemple d’Agésilas, après la victoire de Coronée, et celui d’Alexandre, qui, à la prise de Tyr, fit grâce à tous ceux qui s’étaient réfugiés dans le temple d’Hercule. Voyez Plutarque, Vie d’Agésilas, ch. 19 ; et Arrien, De reb. gest. Alex., lib. ii, cap. 21.