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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.

toyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande abondance que nos pères. Mais il est d’autres moyens qui firent leur grandeur, et que nous n’avons plus : au dedans, l’activité ; au dehors, une administration juste ; dans les délibérations, une âme libre, affranchie des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice ; l’État est pauvre, et les particuliers sont opulents ; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté ; entre les bons et les méchants, nulle différence, et toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque chacun de vous ne pense qu’à soi ; esclave, chez soi, de la volupté, et au dehors, de l’argent et de la faveur ? Et voilà pourquoi on se jette sur la république comme sur une proie sans défense[1] ».

Quand on entend Caton ou Salluste parler de la sorte, on est tenté de croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, étaient semblables au portrait qu’ils en tracent avec tant d’admiration ; mais il n’en est rien ; autrement il faudrait récuser le témoignage du même Salluste dans un autre endroit de son ouvrage, que j’ai déjà eu occasion de citer : « Dès la naissance de Rome, dit-il, les injustices des grands amenèrent la séparation du peuple et du sénat, et une suite de dissensions intérieures ; on ne vit fleurir l’équité et la modération qu’à l’époque de l’expulsion des rois, et tant qu’on eut à redouter les Tarquins et la guerre contre l’Étrurie ; mais le danger passé, les patriciens traitèrent les gens du peuple comme des esclaves, accablant celui-ci de coups, chassant celui-là de son champ, gouvernant en maîtres et en rois… Les luttes et les animosités ne prirent fin qu’à la seconde guerre punique, parce qu’alors la terreur s’empara de nouveau des âmes, et, détournant ailleurs leurs pensées et leurs soucis, calma et soumit ces esprits inquiets[2] ». Mais à cette époque même, les grandes choses qui s’accomplissaient étaient l’ouvrage d’un petit nombre d’hommes, vertueux à leur manière, et dont la sagesse, au milieu de ces désordres par eux tolérés, mais adoucis, faisait fleurir la république. C’est ce qu’atteste le même historien, quand il dit que, voulant comprendre comment le peuple romain avait accompli de si grandes choses, soit en paix, soit en guerre, sur terre et sur mer, souvent avec une poignée d’hommes contre des armées redoutables et des rois très-puissants, il avait remarqué qu’il ne fallait attribuer ces magnifiques résultats qu’à la vertu d’un petit nombre de citoyens, laquelle avait donné la victoire à la pauvreté sur la richesse, et aux petites armées sur les grandes. « Mais depuis que Rome, ajoute Salluste, eut été corrompue par le luxe et l’oisiveté, ce fut le tour de la république de soutenir par sa grandeur les vices de ses généraux et de ses magistrats  ». Ainsi donc, lorsque Caton célébrait les anciens Romains qui allaient à la gloire, aux honneurs, au pouvoir, par la bonne voie, c’est-à-dire par la vertu, c’est à un bien petit nombre d’hommes que s’adressaient ses éloges ; ils étaient bien rares ceux qui, par leur vie laborieuse et modeste, enrichissaient le trésor public tout en restant pauvres. Et c’est pourquoi la corruption des mœurs amena une situation toute contraire : l’État pauvre et les particuliers opulents.

CHAPITRE XIII.
L’AMOUR DE LA GLOIRE, QUI EST UN VICE, PASSE POUR UNE VERTU, PARCE QU’IL SURMONTE DES VICES PLUS GRANDS.

Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devînt le premier de tous par sa grandeur et son étendue ; et comme il avait dessein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l’honneur, qui mettaient leur gloire dans celle de la patrie, et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous leurs autres vices par ce vice unique : l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de la gloire est un vice. Horace en est convenu, quand il a dit :

« L’amour de la gloire enfle-t-il votre cœur ? il y a un remède pour ce mal : c’est de lire un bon livre avec candeur et par trois fois[3] ».

  1. Discours de Caton au sénat dans Salluste, De conj. Catil., cap. 52.
  2. Voyez plus haut le chap. 18 du livre.
  3. Horace, Epist.i, v. 36, 37.