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LA CITÉ DE DIEU.

toute science des choses futures ; et voilà comme en voulant faire l’homme libre il le fait sacrilège. Mais un cœur religieux repousse cette alternative ; il accepte l’un et l’autre principe, les confesse également vrais, et leur donne pour base commune la foi qui vient de la piété. Comment cela ? dira Cicéron ; car, la prescience étant admise, il en résulte une suite de conséquences étroitement enchaînées qui aboutissent à conclure que notre volonté ne peut rien ; et si on admet que notre volonté puisse quelque chose, il faut, en remontant la chaîne, aboutir à nier la prescience. Et, en effet, si la volonté est libre, le destin ne fait pas tout ; si le destin ne fait pas tout, l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé ; si l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé, l’ordre de tous les événements n’est point déterminé non plus dans la prescience divine, puisque tout événement suppose avant lui une cause efficiente ; si l’ordre des événements n’est point déterminé pour la prescience divine, il n’est pas vrai que toutes choses arrivent comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient ; et si toutes choses n’arrivent pas comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient, il n’y a pas, conclut Cicéron, de prescience en Dieu.

Contre ces témérités sacrilèges du raisonnement, nous affirmons deux choses : la première, c’est que Dieu connaît tous les événements avant qu’ils ne s’accomplissent ; la seconde, c’est que nous faisons par notre volonté tout ce que nous sentons et savons ne faire que parce que nous le voulons. Nous sommes si loin de dire avec les stoïciens : le destin fait tout, que nous croyons qu’il ne fait rien, puisque nous démontrons que le destin, en entendant par là, suivant l’usage, la disposition des astres au moment de la naissance ou de la conception, est un mot creux qui désigne une chose vaine. Quant à l’ordre des causes, où la volonté de Dieu a la plus grande puissance, nous ne la nions pas, mais nous ne lui donnons pas le nom de destin, à moins qu’on ne fasse venir le fatum de fari, parler[1] ; car nous ne pouvons contester qu’il ne soit écrit dans les livres saints : « Dieu a parlé une fois, et j’ai entendu ces deux choses : la puissance est à Dieu, et la miséricorde est aussi à vous, ô mon Dieu, qui rendrez à chacun selon ses œuvres[2] ». Or, quand le psalmiste dit : Dieu a parlé une fois, il faut entendre une parole immobile, immuable, comme la connaissance que Dieu a de tout ce qui doit arriver et de tout ce qu’il doit faire. Nous pourrions donc entendre ainsi le fatum, si on ne le prenait d’ordinaire en un autre sens, que nous ne voulons pas laisser s’insinuer dans les cœurs. Mais la vraie question est de savoir si, du moment qu’il y a pour Dieu un ordre déterminé de toutes les causes, il faut refuser tout libre arbitre à la volonté. Nous le nions ; et en effet, nos volontés étant les causes de nos actions, font elles-mêmes partie de cet ordre des causes qui est certain pour Dieu et embrassé par sa prescience. Par conséquent, celui qui a vu d’avance toutes les causes des événements, n’a pu ignorer parmi ces causes les volontés humaines, puisqu’il y a vu d’avance les causes de nos actions.

L’aveu même de Cicéron, que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente, suffit ici pour le réfuter. Il ne lui sert de rien d’ajouter que toute cause n’est pas fatale, qu’il y en a de fortuites, de naturelles, de volontaires ; c’est assez qu’il reconnaisse que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente. Car, qu’il y ait des causes fortuites, d’où vient même le nom de fortune, nous ne le nions pas ; nous disons seulement que ce sont des causes cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou à celle de quelque esprit. De même pour les causes naturelles, que nous ne séparons pas de la volonté du créateur de la nature. Restent les causes volontaires, qui se rapportent soit à Dieu, soit aux anges, soit aux hommes, soit aux bêtes, si toutefois on peut appeler volontés ces mouvements d’animaux privés de raison, qui les portent à désirer ou à fuir ce qui convient ou ne convient pas à leur nature. Quand je parle des volontés des anges, je réunis par la pensée les bons anges ou anges de Dieu avec les mauvais anges ou anges du diable, et ainsi des hommes, bons ou méchants. Il suit de là qu’il n’y a point d’autres causes efficientes de tout ce qui arrive que les causes volontaires, c’est-à-dire procédant de cette nature qui est l’esprit de vie. Car l’air ou le vent s’appelle aussi en latin esprit ; mais comme c’est un corps, ce n’est point l’esprit de vie. Le véritable esprit de vie, qui vivifie toutes choses et qui est le

  1. Cette étymologie est celle des grammairiens de l’antiquité, de Varron en particulier : De ling. lat., lib. vi, § 52.
  2. Ps. lxi, 41.