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LIVRE IV. — A QUI EST DUE LA GRANDEUR DES ROMAINS.

core la vérité, car le vrai Dieu n’est pas une âme, mais le Créateur de l’âme, Varron toutefois, s’il eût pu secouer le joug de la coutume, eût reconnu et proclamé qu’on ne doit adorer qu’un seul Dieu qui gouverne le monde par le mouvement et l’intelligence ; de sorte que toute la question entre lui et nous serait de lui prouver que Dieu n’est point une âme, mais le Créateur de l’âme. Il ajoute que les anciens Romains, pendant plus de cent soixante-dix ans, ont adoré les dieux sans en faire aucune image[1]. « Et si cet usage », dit-il, « s’était maintenu, le culte qu’on leur rend en serait plus pur et plus saint ». Il allègue même, entre autres preuves, à l’appui de son sentiment, l’exemple du peuple juif, et conclut sans hésiter que ceux qui ont donné les premiers au peuple les images des dieux, ont détruit la crainte et augmenté l’erreur, persuadé avec raison que le mépris des dieux devait être la suite nécessaire de l’impuissance de leurs simulacres. En ne disant pas qu’ils ont fait naître l’erreur, mais qu’ils l’ont augmentée, il veut faire entendre qu’on était déjà dans l’erreur à l’égard des dieux, avant même qu’il y eût des idoles. Ainsi, quand il soutient que ceux-là seuls ont connu la nature de Dieu, qui ont vu en lui l’âme du monde, et que la religion en serait plus pure, s’il n’y avait point d’idoles, qui ne voit combien il a approché de la vérité ? S’il avait eu quelque pouvoir contre une erreur enracinée depuis tant de siècles, je ne doute point qu’il n’eût recommandé d’adorer ce Dieu unique par qui il croyait le monde gouverné, et dont il voulait le culte pur de toute image ; peut-être même, se trouvant si près de la vérité, et considérant la nature changeante de l’âme, eût-il été amené à reconnaître que le vrai Dieu, Créateur de l’âme elle-même, est un principe essentiellement immuable. S’il en est ainsi, on peut croire que dans les conseils de la Providence toutes les railleries de ces savants hommes contre la pluralité des dieux étaient moins destinées à ouvrir les yeux au peuple qu’à rendre témoignage à la vérité. Si donc nous citons leurs ouvrages, c’est pour y trouver une arme contre ceux qui s’obstinent à ne pas reconnaître combien est grande et tyrannique la domination des démons, dont nous sommes délivrés par le sacrifice unique du sang précieux versé pour notre salut, et par le don du Saint-Esprit descendu sur nous.

CHAPITRE XXXII.
DANS QUEL INTÉRÊT LES CHEFS D’ÉTAT ONT MAINTENU PARMI LES PEUPLES DE FAUSSES RELIGIONS.

Varron dit encore, au sujet de la génération des dieux, que les peuples s’en sont plutôt rapportés aux poëtes qu’aux philosophes, et que c’est pour cela que les anciens Romains ont admis des dieux mâles et femelles, des dieux qui naissent et qui se marient. Pour moi, je crois que l’origine de ces croyances est dans l’intérêt qu’ont eu les chefs d’État à tromper le peuple en matière de religion ; en cela imitateurs fidèles des démons qu’ils adoraient, et qui n’ont pas de plus grande passion que de tromper les hommes. De même, en effet, que les démons ne peuvent posséder que ceux qu’ils abusent, ainsi ces faux sages, semblables aux démons, ont répandu parmi les hommes, sous le nom de religion, des croyances dont la fausseté leur était connue, afin de resserrer les liens de la société civile et de soumettre plus aisément les peuples à leur puissance. Or, comment des hommes faibles et ignorants auraient-ils pu résister à la double imposture des chefs d’État et des démons conjurés ?

CHAPITRE XXXIII.
LA DURÉE DES EMPIRES ET DES ROIS NE DÉPEND QUE DES CONSEILS ET DE LA PUISSANCE DE DIEU.

Ce Dieu donc, auteur et dispensateur de la félicité, parce qu’il est le seul vrai Dieu, est aussi le seul qui distribue les royaumes de la terre aux bons et aux méchants. Il les donne, non pas d’une manière fortuite, car il est Dieu et non la Fortune, mais selon l’ordre des choses et des temps qu’il connaît et que nous ignorons. Ce n’est pas qu’il soit assujéti en esclave à cet ordre ; loin de là, il le règle en maître et le dispose en arbitre souverain. Aux bons seuls il donne la félicité : car, qu’on soit roi ou sujet, il n’importe, on peut également la posséder comme ne la posséder pas ; mais nul n’en jouira pleinement que dans cette vie supérieure où il n’y aura ni maîtres ni sujets. Or, si Dieu donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, c’est de peur que ceux de ses serviteurs dont l’âme est encore jeune et peu éprouvée, ne désirent de tels ob-

  1. Comp. Plutarque, Vie de Numa, ch. 8.