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grains plus cher et les vendaient à meilleur marché à leurs concitoyens. Ce que le vieux poète Ennius a dit : « Tous les mortels aiment la louange », il l’a dit d’après ce qu’il avait éprouvé de lui-même et de quelques autres, il l’a conjecturé de tous, et paraît bien avoir exprimé un goût universel. Si le bouffon eût dit : vous aimez tous la louange, personne de vous n’aime le blâme, on pourrait encore affirmer qu’il aurait exprimé une vérité générale. Cependant il y a des hommes qui détestent leurs propres défauts, qui se déplaisent à eux-mêmes sous ce point de vue, ne désirent point être loués par les autres, et sont même reconnaissants des reproches qu’on leur adresse, quand ils sont inspirés par la bienveillance et dans le but de les corriger. Mais si le comédien eût dit Vous voulez tous être heureux, personne de vous ne veut être malheureux, cette fois il n’aurait rencontré que ce que chacun découvre au fond de sa volonté. Car quel que soit l’objet des plus secrets désirs, il se rattache toujours à cette aspiration si connue de tous et chez tous.

CHAPITRE IV. LE DÉSIR DU BONHEUR EXISTE CHEZ TOUS, MAIS LES VOLONTÉS VARIENT BEAUCOUP SUR LA NATURE DU BONHEUR.

7. Tous désirant obtenir et conserver le bonheur, il est surprenant de voir combien les volontés sont différentes sur la nature du bonheur. Non que tous ne le désirent, mais tous ne le connaissent pas. Si, en effet, tous le connaissaient, les uns ne le placeraient pas dans la vertu de l’âme, les autres dans la volupté charnelle, ceux-ci dans l’une et l’autre, ceux-là et ceux-là encore dans mille et mille autres objets différents ; car pour déterminer ce que ç’est que la vie heureuse, chacun n’a consulté que son attrait. Comment donc tous éprouvent-ils une telle ardeur pour ce que tous ne connaissent pas ? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît pas ? C’est une question que j’ai déjà traitée dans les livres précédents (Liv., VIII, ch. IV et suiv. ; liv., X, ch. IV.). Pourquoi donc tous désirent-ils le bonheur, et tous ne connaissent-ils pas le bonheur ? Serait-ce que tous savent en quoi il consiste, mais non où il est, et que de là proviendrait la divergence d’opinions, à peu près comme s’il s’agissait de trouver un lieu en ce monde où quiconque désire le bonheur serait sûr de le trouver, et comme si on ne cherchait pas aussi bien où est le bonheur qu’en quoi il consiste. En effet, s’il consiste dans la volupté du corps, celui qui jouit de cette volupté est heureux ; s’il consiste dans la vertu de l’âme, celui qui possède cette vertu, le possède, et s’il consiste dans les deux, celui qui les réunit a trouvé le moyen d’être heureux. Quand donc l’un dit : Jouir de la volupté du corps, c’est être heureux ; et l’autre : Jouir de la vertu de l’âme, c’est être heureux : n’est-ce pas ou que tous les deux ignorent ce que c’est que le bonheur, ou qu’ils ne le savent pas tous les deux ? Comment donc tous les deux l’aiment-ils, si personne ne peut aimer ce qu’il ignore ? Serait-ce que le principe que nous avons posé comme indubitable et certain, à savoir que tous veulent être heureux, n’est qu’une fausseté ? Car, par exemple, si le bonheur consiste à vivre vertueux, comment celui qui ne veut pas être vertueux, veut-il être heureux ? Ne serait-il pas plus juste de dire : Cet homme ne veut pas être heureux, car il rie veut pas être vertueux, la vertu étant la condition obligée du bonheur ? Or, si pour être heureux il faut être vertueux, tous ne veulent pas être heureux, il y en a même bien peu, car beaucoup ne veulent pas être vertueux. Ainsi donc ce serait une erreur, le principe sur lequel Cicéron, l’académicien, n’a pas élevé le moindre doute (et pour les académiciens tout est douteux) lui qui, dans son dialogue, appelé Hortensius, voulant établir sa discussion sur une base incontestée, débute par ces mots : « Il est certain que nous « voulons tous être heureux ». Loin de nous la pensée de le dire ! Mais quoi alors ? Faudra-t-il dire que, quoique le bonheur ne soit pas autre chose qu’une vie vertueuse, on peut cependant désirer d’être heureux et ne pas vouloir être vertueux ? Ce serait par trop absurde. Ce serait dire : celui qui ne veut pas être heureux, veut être heureux. Peut-on entendre, peut-on supporter une telle contradiction ? Et cependant il le faut, s’il est vrai que tous veulent être heureux et que tous ne veulent pas la condition essentielle du bonheur.