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le consentement de la volonté, qui grave ordinairement les choses dans la mémoire, était de temps en temps devenu étranger aux mots qui s’introduisaient dans le sens de l’ouïe. il serait plus vrai, en ce cas, de dire : Je ne me souviens pas, que de dire : Je n’ai pas entendu. Car il en est de même pour la lecture ; il m’est très-souvent arrivé, après avoir lu une page ou une lettre, de ne pas savoir ce que j’avais lu et de recommencer. La volonté ayant tourné son attention ailleurs, la mémoire ne s’est pas appliquée au sens du corps, comme le sens lui-même était appliqué aux lettres. C’est ainsi que ceux qui marchent, si leur volonté se porte ailleurs, ne savent par où ils ont passé ; pourtant, s’ils ne l’avaient pas vu, ils n’eussent pas marché, ou ils eussent marché avec plus de précaution et à tâtons, surtout s’il se fût agi de traverser des lieux inconnus. Mais comme ils marchaient sans difficulté, c’est qu’ils ont certainement vu : toutefois leur mémoire n’étant pas unie au sens des yeux, comme le sens des yeux l’était aux lieux par où ils passaient, ils ne peuvent en aucune façon se souvenir de ce qu’ils ont vu il n’y a qu’un instant. Or vouloir détourner le regard de l’âme de ce qui est dans la mémoire, c’est simplement ne pas y penser.


CHAPITRE IX. LA FORME EST ENGENDRÉE PAR LA FORME.


16. Dans cette série qui commence à la forme du corps pour finir à celle qui se trouve dans le regard de la pensée, nous trouvons quatre formes qui sont nées graduellement l’une de l’autre : la seconde de la première, la troisième de la seconde, la quatrième de la troisième. En effet, de la forme du corps qui est vu, naît la forme qui existe dans le sens de celui qui voit ; de celle-ci vient celle qui est dans la mémoire, et celle qui est dans la mémoire, produit celle qui naît dans le regard de la pensée. Ainsi la volonté unit trois fois une sorte de père avec son fils : d’abord la forme du corps avec celle que celle-ci engendre dans le sens corporel ; puis cette seconde avec celle qui se produit dans la mémoire ; puis cette troisième avec celle qui en naît dans le regard de la pensée. Mais l’union moyenne, qui est la seconde, quoique plus voisine de la première, ne lui est pas aussi semblable que la troisième. Car il y a deux visions : une de celui qui sent, l’autre de celui qui pense ; mais pour qu’il puisse y avoir vision de pensée, il faut que, de la vision de sensation, il se forme dans la mémoire quelque chose de semblable, où le regard de l’âme puisse se tourner par la pensée, comme le regard des yeux se tourne, pour voir, vers l’objet matériel. C’est pourquoi j’ai voulu indiquer deux trinités dans ce genre : une, quand la vision de sensation est produite par le corps, l’autre, quand la vision de pensée est formée de la mémoire. Je n’ai pas voulu m’arrêter à celle du milieu, parce qu’on n’a pas coutume d’appeler vision la forme qui se produit dans le sens corporel, quand elle est confiée à la mémoire. Cependant la volonté n’apparaît en tout ceci que comme le lien qui unit une sorte de père à son fils. Voilà pourquoi, de quelque côté qu’elle procède, on ne peut l’appeler ni père ni fils.


CHAPITRE X. L’IMAGINATION AJOUTE AUX OBJETS QU’ELLE N’A PAS VUS CE QU’ELLE A VU DANS D’AUTRES.



17. Or, si nous ne nous rappelons que ce que nous avons senti, et si nous ne pensons qu’à ce que nous nous rappelons, pourquoi imaginons-nous ordinairement des choses fausses, quand nous n’avons que des souvenirs vrais des choses que nous avons senties, si ce n’est parce que la volonté qui ici unit et sépare — ainsi que j’ai mis tous mes soins à le démontrer — dirige à son gré le regard de la pensée qui doit se former, vers les replis de la mémoire, l’entraîne à se figurer des choses dont on ne se souvient pas d’après celles dont on se souvient, à prendre ici un trait, là un autre, pour tout réunir en une seule vision qu’on appellera fausse, ou parce qu’elle n’est pas dans la nature des choses extérieures et sensibles, ou parce qu’elle n’est pas fidèlement produite de la mémoire, puisqu’on ne se souvient pas d’avoir rien connu de tel ? Par exemple, qui a jamais vu un cygne noir ? Personne donc ne s’en souvient et pourtant chacun peut s’en figurer un. Il est facile, en effet, de revêtir la forme de cygne que nous connaissons, de la couleur noire que nous avons vue dans d’autres corps ; et comme ici forme et couleur ont été l’objet de nos sensations, l’une et l’autre sont aussi l’objet de nos souvenirs. Ainsi encore, je n’ai pas souvenir d’un oiseau à quatre pieds, parce que je n’en ai point vu ; mais je me figure aisément cet être fantastique, en