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évidemment pas sur ces trois syllabes qu’il connaît déjà. Peut-être ce qu’il aime en elles, est-ce de savoir qu’elles signifient quelque chose ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, car ce n’est pas cela qu’il cherche à savoir maintenant. Et nous cherchons, nous, à savoir ce qu’il aime dans l’objet qu’il désire étudier et qu’il ne connaît pas encore ; et nous nous étonnons de son amour, précisément parce que nous avons la certitude qu’on ne peut absolument aimer que des choses connues. Pourquoi aime-t-il enfin, sinon parce qu’il connaît et voit, dans les raisons des choses, la beauté d’une science qui renferme les notions de tous les signes ; parce qu’il voit l’utilité d’un art, qui relie les hommes entre eux en les mettant à même de se communiquer leurs sentiments, et les empêche de dégénérer dans l’espèce d’isolement où les placerait l’impuissance de se manifester leurs pensées par le langage ? L’âme voit donc, connaît et goûte cette science si belle et si utile ; et quiconque s’informe du sens des mots qu’il ignore, cherche à la perfectionner en lui autant que possible. Mais autre chose est de la voir à la lumière de la vérité, autre chose de la désirer pour soi. On voit, en effet, à la lumière de la vérité, combien c’est une grande et bonne chose de comprendre et de parler toutes les langues, de n’être étranger à personne et pour personne. La pensée saisit déjà la beauté de cette science, et, en l’aimant, c’est une chose connue qu’on aime. Elle est si bien vue, elle enflamme tellement l’ardeur de ceux qui l’étudient, qu’elle devient comme le pivot de leur existence, et qu’ils n’ont qu’elle pour but dans toutes les peines qu’ils prennent pour acquérir une telle faculté et se mettre dans le cas d’appliquer en pratique ce qu’ils connaissent déjà par la raison. D’où il résulte que plus on approche du terme auquel on aspire, plus l’ardeur de l’amour augmente. En effet, on se livre avec bien plus d’énergie à l’étude des sciences qu’on ne désespère pas d’acquérir. Et si l’on n’a pas l’espoir d’atteindre le but, ou l’on n’aime que faiblement, où l’on n’aime pas du tout la science dont cependant on entrevoit la beauté. Voilà pourquoi, comme tout le monde à peu près désespère d’apprendre toutes les langues, chacun s’attache surtout à connaître celle de son pays. Et si l’on se sent incapable de la connaître parfaitement, il n’est cependant personne de si indifférent sur ce point, qu’il ne désire savoir le sens d’un mot inconnu qu’on prononce devant lui, et ne s’en informe et ne l’apprenne, si cela lui est possible. En s’en informant, il cède évidemment au désir de s’instruire et semble aimer une chose inconnue ; ce qui n’est pas, pourtant. Son âme est touchée d’un genre de beauté qu’il connaît, à laquelle il pense, où il voit briller l’art glorieux d’unir les âmes par la communication du langage ; et cette beauté allume en lui le désir de chercher ce qu’il ignore, il est vrai, mais qui est un moyen connu, vu et goûté de lui, pour parvenir au but. Ainsi, par exemple, s’il demande ce que veut dire temetum (c’est l’exemple que j’avais choisi) et qu’on lui dise : Qu’est-ce que cela te fait ? il répondra : Je n’aimerais pas à entendre prononcer ce mot sans le comprendre, ou à le lire quelque part sans savoir ce que l’écrivain a voulu dire. Et qui donc lui répliquera : Ne cherche pas à comprendre ce que tu entends dire, ni à connaître ce que tu lis ? Car presque toutes les âmes raisonnables saisissent du premier coup d’œil la beauté d’une science à l’aide de laquelle les hommes peuvent se communiquer leurs pensées par l’émission de sons significatifs ; et c’est à cause de cette beauté connue — et aimée parce qu’elle est connue — qu’on s’informe du sens d’un mot inconnu. En entendant donc prononcer le mot de temetum et en apprenant que c’est le nom que les anciens donnaient au vin, mais que pour nous ce mot a vieilli et est tombé en désuétude, il pensera peut-être que la connaissance lui en est nécessaire pour l’intelligence de quelques vieux livres. Et si l’étude de ces livres lui semble inutile, peut-être estimera-t-il ce mot peu digne d’être retenu, parce qu’il ne lui verra aucun rapport avec cette beauté qu’il connaît, qu’il voit et aime par raison, 3. Ainsi tout amour chez celui qui étudie, c’est-à-dire qui veut apprendre ce qu’il ignore, n’est pas l’amour de la chose qu’il ignore, mais de celle qu’il connaît et en vue de laquelle il veut apprendre ce qu’il ne sait pas. Ou s’il est tellement curieux qu’il soit entraîné, non par un motif connu, mais par le seul désir d’apprendre l’inconnu, il faut sans doute ne pas le confondre avec l’homme vraiment studieux, et néanmoins on ne peut pas dire qu’il aime l’inconnu ; il serait plus juste,