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QUARANTE-HUITIÈME SERMON POUR LE CARÊME. III

ANALYSE. – Quel jeûne est désagréable à Dieu. —2. Quel jeûne est celui de son choix.

1. Puisque les jours de jeûne sont arrivés, mes très-chers frères, c’est avec ration que le Prophète, dont les paroles nous ont été lues, nous enseigne la manière de jeûner, d’autant plus que, suivant lui, tous les jeûnes ne sont pas agréables à Dieu. L’homme qui se propose d’observer la loi du carême doit donc prendre bien garde de ne pas rechercher en cela sa propre satisfaction, car alors ses mortifications ne feraient que déplaire au Très-Haut. En effet, qu’est-ce qu’a dit le Prophète ? Le voici : « Nous avons jeûné : pourquoi n’avez-vous pas daigné regarder nos jeûnes ? Nous nous sommes humiliés pourquoi l’avez-vous ignoré ?[1] » Au dire du Prophète, des hommes se plaignaient de ce que le Seigneur n’avait ni fait attention à leurs jeûnes, ni remarqué leurs humiliations comme si Dieu ignorait quelque chose ! N’est-il pas écrit de lui : « Il sait toutes choses, même avant qu’elles se fassent[2] ? » Pourrait-il ignorer ce qui est, quand il sait même ce qui n’est pas ? Mais non, mes bien-aimés ; Dieu ne sait pas tout, car il est dit qu’il ignore tout ce qui n’est pas digne d’être connu ; par conséquent, tout ce qui est mauvais et injuste, on dit que Dieu ne le sait point, parce que cela ne mérite pas qu’il le connaisse. C’est pourquoi le Prophète dit encore plus loin : « Vous suivez votre propre volonté dans les jours de jeûne, vous exigez durement ce qui vous est dû, vous suscitez des procès et à des querelles[3] ». Vous le voyez donc, mes bien-aimés : ce sont, non pas les jeûnes en eux-mêmes, mais les œuvres des jeûneurs qui déplaisent à Dieu. « Par vos jeûnes, vous suscitez des procès et des querelles ». O homme, à quoi bon jeûner, si les jeûnes ont lieu au milieu des procès, des discordes et des rixes ? Il te serait peu utile d’observer corporellement l’abstinence, si ton âme s’enivre d’iniquité. Pourquoi, dit le Prophète, exaspérer ceux qui dépendent de vous ? Pourquoi torturer les petits par des luttes incessantes ? Considérez, oui, considérez vous-mêmes, mes très-chers frères, quel est ce jeûne qui donne faim et n’empêche nullement de frapper, qui éprouve le corps par l’abstinence et laisse se perpétrer l’assassinat, qui refuse tout aliment à l’estomac et permet aux mains de se rougir dans le sang des autres. Aussi Dieu ajoute-t-il, avec un extrême à-propos, ces paroles : « Pourquoi jeûnez-vous pour moi ? » En d’autres termes : Pourquoi jeûner pour moi, et vous réserver des chicanes ? Pourquoi avoir l’air de me servir par vos mortifications, puisque vos discordes sont pour moi une injure ? Et de fait, mes amis, c’est peu d’offrir à Dieu ses macérations à titre d’hommage, si on lui fait injure en l’offensant. Comment ! j’insulte, moi qui ne dis rien ? Toute œuvre mauvaise est une injure jetée à la face de Dieu ; c’est pourquoi, comme vous l’avez entendu, le Seigneur s’exprime ainsi par la bouche de son Prophète : « Ce jeûne-là n’est pas de mon choix ; lors même que tu courberais ta tête comme un roseau fragile, jamais on ne pourra dire que ton jeûne m’est agréable[4] ». Que cette parole est juste ! car c’est peu de courber la tête, si l’esprit n’est pas humble. Homme orgueilleux, à quoi bon baisser la tête devant Dieu en signe d’adoration, quand tu te renfles pour jeter un regard plus hautain sur les petits et les indigents ? Ah ! tu te trompes ; oui, qui que tu sois, tu te trompes étrangement. Comment ? Tu crois honorer Dieu, quand, dans la personne de ton semblable, tu méprises son image ?

2. Ce n’est pas sans raison que le Seigneur a dit : « Ce jeûne-là n’est pas de mon choix ; « romps plutôt tous les liens de l’iniquité[5] ». Brise chez tes semblables tous les liens de l’iniquité. Il ordonne donc à l’homme de se délier lui-même, quand il lui commande de briser les liens de l’iniquité, parce que s’il resserre tous ces liens, il s’enchaîne le premier. Ainsi, je ne consens pas à ce que tu fasses plus de bien aux autres qu’à toi. Crois-moi : si tu ne délies pas autrui, tu seras toi-même enchaîné. « Déchire », dit l’Écriture, « les titres de ventes forcées ; détruis tout contrat injuste ». Ici, mes bien-aimés, il est question de l’avarice, c’est-à-dire de la cupidité : oui, il faut déchirer tout contrat de vente extorqué parla violence, toute hypothèque injustement prise ; il faut effacer toutes les lettres compromettantes pour le salut de l’homme. Mieux vaut qu’une hypothèque devienne nulle et qu’une âme ne devienne pas vicieuse. Mieux vaut apaiser Dieu par le jeûne, les aumônes et l’empressement à recevoir les étrangers. Personne, en effet, n’étant pur de toute faute, il est plus facile d’obtenir son pardon quand on a, pour prier avec soi, un grand nombre d’intercesseurs.

  1. Isa. 58, 3
  2. Dan. 13, 42
  3. Isa. 58, 3,4
  4. Isa. 58, 5
  5. Id. 6