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y a témoins et témoins : témoins d’iniquité, témoins de justice, témoins du diable, témoins du Christ. Tout à l’heure, quand on nous lisait la passion de nos bienheureux martyrs, dont nous faisons la fête, nous avons vu paraître ces deux sortes de témoins, nous les avons considérés, entendus. On les interroge, et ils répondent qu’ils ont fait des collectes parce qu’ils sont chrétiens. C’est là le témoignage de la vérité. Le juge disait : Vous confessez votre crime. C’est là le témoignage de l’iniquité : Prêcher Dieu, cela s’appelle crime. En prêchant Dieu, la vérité obéissait à Dieu ; en nommant cela un crime, l’iniquité se donnait à elle-même le démenti. Ce qu’il disait contre eux se retournait contre lui, et le véritable crime condamnait le faux crime. Il n’y avait chez nos martyrs aucun crime ; il n’y avait aucun crime pour les martyrs du Christ à se rassembler pour louer Dieu, pour entendre la vérité, pour espérer le royaume des cieux, pour condamner dans ses iniquités le siècle présent. Ils ne commettaient aucun crime, c’est ce qu’on appelle piété ; cela se nomme religion, se nomme dévotion ; son véritable nom est témoignage. Quel crime, dès lors, commettaient ceux qui envoyaient à la mort des hommes qui confessaient leur piété ? Il nous plaît, disait le juge, ce témoin du mensonge, il nous plaît de trancher la tête à tel, tel et tel ; voilà bien le crime. Écoute la voix de la piété : Grâces à Dieu, tel fut le témoignage de Primus ou du premier. Le premier a donc clos ce témoignage par une victoire perpétuelle. Votre charité a remarqué, je crois, quand on lisait la passion de nos saints martyrs, quel fut le premier qui rendit témoignage ; le premier était appelé avant le dernier ; victoire fut pour la fin, et victoire perpétuelle[1]. O victoire sans tache ! ô fin sans fin ! Qu’est-ce, en effet, qu’une victoire perpétuelle, sinon une victoire sans fin ? C’est là vaincre les passions de la chair, vaincre les menaces d’un juge pervers, vaincre la douleur du corps, vaincre l’amour de la vie. Si je le puis, mes frères, je dirai ma pensée avec le secours de Dieu : dans nos saints martyrs, l’amour de la vie fut vaincu par l’amour de la vie. Vous qui m’acclamez, vous l’avez compris, mais en faveur de ceux qui n’ont pas compris encore, souffrez que j’explique tant soit peu ma pensée. Voici donc ce que j’ai dit : Dans les saints martyrs, l’amour de la vie a été vaincu par l’amour de la vie. À qui l’amour de l’argent fait-il mépriser l’argent ? À qui l’amour de l’or fait-il mépriser l’or ? À qui l’amour des domaines fait-il mépriser les domaines ? Nul ne méprise ce qu’il aime. Mais chez les martyrs, nous trouvons l’amour de la vie et le mépris de la vie. Ils n’y arriveraient point s’ils ne la foulaient aux pieds. Ils savaient ce qu’ils faisaient quand ils la donnaient pour la gagner. Ne croyez point, mes frères, qu’ils avaient perdu tout sens, quand ils aimaient la vie et méprisaient la vie ; non, ils n’avaient point perdu le sens. C’était là répandre la semence et chercher la moisson. Je vois le dessein du laboureur, et je connais la sagesse des martyrs. C’est par amour du froment que le laboureur répand son froment. Si tu ne sais point dans quel dessein il sème, tu pourras bien l’en blâmer et dire ? Que fais-tu, insensé ? Ce que tu as recueilli avec tant de peine, pourquoi le jeter, le répandre, le soustraire à tes regards, le jeter en terre, et de plus le recouvrir ? Il te répondra : J’aime le froment, et c’est pourquoi je jette mon froment ; si je n’y tenais point, je ne le jetterais point ; je veux qu’il s’accroisse, et non qu’il périsse. Voilà ce qu’ont fait nos martyrs, incomparablement plus sages que les laboureurs. Ceux-ci répandent sur la terre quelques grains, et les moissonneurs en récoltent beaucoup. Mais et celui qu’ils répandent, et celui qu’ils récoltent, a une fin. Ce que l’on sème est peu nombreux, ce que l’on récolte l’est beaucoup plus, et néanmoins l’un et l’autre ont une fin. Et vous ne vouliez point que nos martyrs perdissent une vie que la mort terminera un jour, afin de récolter cette vie qui ne connaît point la mort ? Bons prêteurs, bons semeurs, mais celui qui fait croître, c’est Dieu. C’est lui qui fait croître et multiplie les fruits dans vos campagnes, lui qui nourrit tout ce qui naît de la terre. Dieu, qui peut multiplier les grains, ne saurait conserver ses martyrs ? Voilà que je vous le prêche, entendez ce qu’ils ont entendu. Vous aussi, vous l’avez entendu, quand on lisait l’Évangile ; vous avez reçu la promesse qui leur fut faite : « Ils vous feront comparaître dans leurs assemblées et dans leurs synagogues ; ils vous flagelleront, ils en tueront d’entre vous ; mais je vous le déclare, un cheveu de votre tête ne tombera point, et vous posséderez vos âmes dans votre patience[2] ». Vous posséderez, et non vous perdrez. Là, en effet, nul ennemi ne persécute, nul ami ne meurt. Vous serez là où luit ce jour sans fin, qui n’a point hier pour le précéder, ni demain pour le suivre. Vous qui aurez bien prêté, vous serez là où le diable ne pourra vous suivre. Souffrez pour un temps, afin d’avoir une joie éternelle. Ce que vous supportez est dur, mais ce que vous semez exige des larmes. Lisez ce qui est écrit à votre sujet, vous qui semez : « Ils allaient et pleuraient en répandant leurs semences[3] ». Quel en a été le fruit, quelle est la fin, la consolation ? « Mais ils reviendront dans l’allégresse, en portant leurs gerbes ». C’est avec ces gerbes que se font les couronnes. Célébrons donc les fêtes des martyrs, par des honneurs à leur passion, et non par l’amour de la boisson. Tournons-nous vers le Seigneur, etc.

  1. Ce fut Primus, ou premier, qui fut tout d’abord à rendre témoignage. Victoire et Perpétue furent pour latin. Il y a dans le texteVictoria in fine perpetua. Mais ni victoria, ni perpetua ne commence par une majuscule ; et toutefois je serais bien trompé, si les deux dernières martyres de Cartilage n’étaient point Victoire et Perpétue. Ce qui prête à saint Augustin ce jeu de mot : Perpetua ou sans fin. Comme elle fut la dernière ou la fin, ce fut une fin sans fin.
  2. Mat. 10, 19 ; Luc. 21, 1, 19
  3. Psa. 125, 6-,7