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dans le son une espèce de véhicule. La parole est imperceptible, mais le son est perceptible. Je mets l’imperceptible sur le perceptible, et j’arrive ainsi à tes oreilles ; et de la sorte, la parole part de moi, arrive à toi, sans néanmoins s’éloigner de moi. Si donc il est permis de comparer ce qui est petit à ce qui est grand, ce qui est méprisable à ce qui est majestueux, ce qui est de l’homme à ce qui est de Dieu, voilà ce que Dieu lui-même a fait. Le Verbe était invisible en son Père ; et, pour venir à nous, il a pris une chair qui lui a servi de véhicule, oui, pour s’abaisser jusqu’à nous, sans néanmoins s’éloigner de son Père ; mais avant son incarnation, avant Adam père du genre humain, avant le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment : « Au commencement était le Verbe, et dans ce commencement Dieu a fait le ciel et la terre ».

3. Mais Dieu avait déjà fait la terre avant de l’orner, avant d’en découvrir la beauté. « Elle était invisible, sans ordre, et les ténèbres couvraient l’abîme ». Les ténèbres couvraient ce que n’éclairait pas la lumière ; or, la lumière n’était point encore. « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux » ; cet ouvrier n’était point séparé du Père, et du Verbe, son Fils unique. Car, écoutons, voilà qu’on nous insinue la Trinité. Nous dire en effet : « Il fit dans le commencement », c’est nous faire comprendre l’essence du Père et du Fils, Dieu le Père, dans le Fils commencement. Reste l’Esprit-Saint pour compléter la Trinité. « L’Esprit de Dieu était porté sur les eaux, et Dieu dit ». À qui Dieu parla-t-il ? Avant toute créature, y avait-il quelqu’un pour entendre ? Oui, est-il dit. Qui donc ? Le Fils lui-même. Dieu parla donc à son Fils. En quelles paroles parla-t-il au Verbe ? Car si le Fils était, comme nul chrétien n’en doute, le Verbe était aussi. Le Fils était le Verbe, et le Père parlait au Verbe. Des paroles s’échangeaient donc entre Dieu et son Verbe ? Point du tout. Affranchissez-vous, mes frères, de tous ces obstacles d’une pensée charnelle, levez invisiblement votre intelligence jusqu’à l’invisible, que l’œil de votre esprit n’aperçoive plus aucune image corporelle. Laisse bien loin tout ce qui est visible en toi, laisse même tout ce qui n’est pas visible, car on voit ton corps, et l’on ne voit pas ton âme, qui change toutefois. Tantôt elle veut, et tantôt ne veut pas ; tantôt elle fait, et tantôt ne fait pas ; tantôt elle se souvient, et tantôt elle oublie ; aujourd’hui en avant, et demain en arrière. Tel n’est point Dieu : non, cette nature n’est point Dieu, et l’âme n’est point une portion de la substance divine. Car tout ce qui est Dieu est le bien immuable, le bien incorruptible. Quoique Dieu soit invisible, de même que l’âme est invisible ; néanmoins l’âme change, tandis que Dieu est immuable. Laisse donc bien loin tout, non-seulement tout ce qui est visible en toi, mais encore tout ce qui change en toi. Laisse-toi tout entier en t’élevant au-dessus de toi.

4. Un amant de l’invisible bonté, amant de l’invisible éternité, disait dans les soupirs et dans les gémissements de son amour : « Mes larmes sont devenues mon pain, le jour et la nuit, pendant que l’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu[1] ». Comment ses gémissements et ses larmes ne seraient-ils pas un pain pour cet amant, et ne s’en nourrirait-il pas comme d’un aliment délicieux, versant des larmes d’amour, tant qu’il ne voit point ce qu’il aime, et qu’on lui dit chaque jour : « Où est ton Dieu ?[2] » Que je dise à quelque païen : Où est ton Dieu ? il me montre ses idoles. Que je brise l’idole, et il me montre une montagne, il montrera un arbre, il montrera une pierre méprisable du fleuve. Ce qu’il a tiré d’un millier de pierres, ce qu’il a placé dans un lieu honorable, ce qu’il a adoré en se prosternant, c’est là son dieu. Voilà, dit-il, en me montrant du doigt, voilà mon dieu. Si je ris d’une pierre que je puis enlever, que je brise, que j’envoie au loin avec mépris, il me montre du doigt le soleil, la lune, ou quelque étoile. Il appelle celle-ci Saturne, cette autre Mercure, une autre Jupiter, une autre Vénus. Je lui demande ce qu’il veut en dirigeant çà et là son doigt. Il me répond : Voilà quel est mon Dieu. Et parce que je vois le soleil sans le pouvoir briser, parce que je ne puis renverser les astres, ni bouleverser le ciel, alors comme supérieur à lui-même, en m’indiquant des choses visibles, qu’il me désigne du doigt, il se retourne vers moi pour me dire : « Où est ton Dieu ? » Mais quand j’entends : « Où est ton Dieu », je ne puis rien montrer à ses yeux, je ne trouve qu’un esprit qui obéit en aveugle. Aux yeux qu’il a pour voir, je n’ai rien que je puisse montrer ; et si j’ai quelqu’un à lui montrer, il n’a plus

  1. Psa. 41, 4
  2. Psa. 41, 5