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façon qu’il emploie les forces de son esprit pour s’élever de son mieux jusqu’à ce qui est, n’importe de quelle manière et dans quelle proportion il puisse le faire, un homme sera-t-il jamais capable d’y parvenir ? Ainsi en est-il de celui qui voit de loin sa patrie, mais qui en est séparé par la mer ; il a beau voir le but où il doit diriger ses pas, les moyens lui manquent pour s’y transporter. Pareillement nous voulons parvenir à cette patrie permanente où se trouve ce qui est véritablement, parce que seul il est toujours de telle façon qu’il ne peut jamais cesser d’être. Entre elle et nous s’étend la mer du siècle présent qu’il nous faut traverser ; toutefois dès maintenant nous voyons où nous allons ; mais plusieurs ne le voient même pas. Afin de nous procurer le moyen d’y parvenir, celui-là est venu vers qui nous voulions aller. Et qu’a-t-il fait ? Il a préparé un navire sur lequel nous pourrons traverser la mer. Personne, en effet, ne peut traverser la mer de ce siècle, à moins que la croix de Jésus-Christ ne le porte. Celui-là même dont la vue est faible s’attache parfois à cette croix : que le chrétien, même celui qui est incapable d’apercevoir de loin le terme de son voyage ne s’en dessaisisse point, et elle le conduira au port.
3. Voici donc, mes Frères, ce que j’ai eu dessein d’insinuer à vos cœurs : Si vous voulez vivre avec piété et chrétiennement, attachez-vous à Jésus-Christ selon ce qu’il s’est fait pour nous afin de parvenir à lui selon ce qu’il est et selon ce qu’il était. Il s’est approché de nous, afin de devenir tel pour nous ; il est devenu tel, afin que les faibles soient portés par lui, qu’ils traversent la mer et parviennent à la patrie où tout navire cessera d’être nécessaire, parce qu’il n’y aura plus de mer à franchir. Il vaut donc mieux ne pas voir en esprit celui qui est, et cependant ne pas se séparer de la croix de Jésus-Christ, que le voir en esprit et mépriser la croix du Sauveur. Il est préférable encore, et singulièrement meilleur, devoir, s’il est possible, où il faut aller, et de se tenir attaché à ce qui peut nous y porter. C’est ce qu’ont pu faire ces grandes âmes appelées du nom de montagnes, éclairées plus que toutes les autres de la lumière de la justice. Elles ont pu le faire, et elles ont vu ce qui est. Car c’est pour l’avoir vu que Jean disait : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu », Elles l’ont vu et, pour parvenir à ce qu’elles voyaient de loin, elles ne se sont pas dessaisies de la croix de Jésus-Christ, elles n’ont pas méprisé ses abaissements. Pour les petits qui n’ont pas la même intelligence, s’ils ne restent pas étrangers à la croix, à la passion et, à la résurrection de Jésus-Christ, le navire qui mène au port ceux qui voient, les conduira eux-mêmes à ce qu’ils ne voient pas.
4. Mais certains sages de ce monde ont existé, qui ont cherché le Créateur par l’intermédiaire de la créature ; car on peut le trouver par ce moyen, suivant cette formelle déclaration de l’Apôtre : « Ce qui est invisible en Dieu est vu et compris par ce qu’il a fait depuis le commencement du monde ; comme aussi sa puissance éternelle et sa divinité, en sorte qu’ils sont inexcusables ». Et ensuite : « Parce qu’ayant connu Dieu » ; il ne dit pas : parce qu’ils ne l’ont pas connu, mais bien : « parce qu’ayant connu Dieu, ils ne l’ont pas glorifié comme Dieu et ne lui ont pas rendu grâces, mais ils se sont évanouis en leurs pensées, leur cœur s’est obscurci et est demeuré sans intelligence ». Comment obscurci ? Il continue et dit plus ouvertement : « Se vantant d’être sages, « ils sont devenus fous ». Ils ont vu où il fallait venir ; mais, ingrats à l’égard de celui qui leur avait donné de le voir, ils ont voulu s’attribuer ce qu’ils avaient vu et, devenus orgueilleux, ils ont mérité de le perdre ; après quoi ils se sont tournés vers les idoles, les simulacres et le culte du démon, ils ont adoré la créature et méprisé le Créateur. À la vérité, ils étaient déjà brisés quand ils ont fait ces choses ; mais ils s’étaient vu briser parce qu’ils étaient devenus des orgueilleux, et, parce qu’ils s’étaient abandonnés à l’orgueil, ils s’étaient vantés d’être sages. Ceux dont Paul a dit : « Parce qu’ayant connu Dieu », ont donc vu ce que dit Jean, c’est-à-dire que toutes choses ont été faites par le Verbe. Car on trouve cette vérité dans les livres des philosophes ; on y voit aussi que Dieu a un Fils unique par lequel toutes choses existent. Ils ont pu voir ce qui est, mais ils ont vu de loin ; ils n’ont pas voulu s’attacher aux abaissements de Jésus-Christ ; montés sur ce navire ils seraient parvenus sûrement à ce qu’ils avaient pu voir de loin. Mais la Croix de Jésus-