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Je n’ai point ces défauts ; et tu cherches peut-être où sera ton plaisir. Désire ce qui pourra te plaire, soupire après les sources d’eau vive. Dieu a de quoi te rassasier, te combler, quand tu viendrais à lui avec la soif et l’agilité du cerf qui a tué des serpents.
4. Il est encore une remarque à faire au sujet du cerf. On dit que les cerfs, et quelques-uns affirment l’avoir vu, car on n’oserait rien écrire de semblable si on ne l’avait vu ; on dit donc que des cerfs marchant en troupes, ou cherchant à la nage d’autres contrées, appuient l’un sur l’autre le poids de leurs têtes ; sorte que l’un ouvre la marche, que ceux qui suivent reposent leurs têtes sur lui ; et de même ceux qui suivent sur ceux qui les devancent, et, ainsi jusqu’au dernier ; que le dernier, fatigué au premier rang du poids de sa tête, revient derrière, afin de laisser au suivant le fardeau qu’il portait, et de se rendre de sa fatigue, en donnant sa tête à porter, comme le faisaient les autres. C’est ainsi que tour à tour, portant ce qu’ils ont de trop lourd, ils achèvent le voyage sans se quitter. N’est-ce point au cerf que l’Apôtre fait allusion quand il dit : « Portez mutuellement vos fardeaux, et vous accomplirez la loi du Christ ? »[1]
5. Un tel cerf, affermi dans la foi, qui voit ne point ce qu’il croit, qui désire comprendre ce qu’il aime, souffre des contradictions de qui ne sont point des cerfs, qui ont l’intelligence obscurcie, qui sont plongés dans les ténèbres intérieures et aveuglés par de coupables convoitises. Ils vont même jusqu’à dire insolemment à l’homme de foi qui ne peut montrer ce qu’il croit : « Où est donc ton Dieu ? »[2] Écoutons ce qu’a opposé à ces paroles ce cerf qu’il nous faut imiter, si le nous pouvons. D’abord il exprime l’ardeur de sa soif : « Comme le cerf », dit-il, « brame après l’eau de fontaine, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu ». Mais est-ce pour s’y baigner que le cerf brame après les eaux ? Car jusque-là nous ne savons si c’est pour y boire ou s’y baigner. Écoute ce qui suit et ne questionne plus : « Mon âme a soif de vous, qui êtes le Dieu vivant ». Cette parole : « Comme le cerf brame après l’eau des fontaines, ainsi, mon âme soupire après vous, ô mon Dieu »[3], je la répète ici : « Mon âme a soif de vous, ô Dieu, source de vie ». Quelle est la cause de sa soif ? « Quand apparaîtrai-je devant la face de Dieu ? » Arriver, apparaître : voilà ce qui attise ma soif. J’ai soif dans mon pèlerinage, soif dans ma course : je serai désaltéré à mon arrivée. Mais, « quand arriverai-je ? » Ce qui est court aux yeux de Dieu, est bien long pour mes désirs. « Quand apparaîtrai-je devant la face de Dieu ? » C’est ce même désir qui lui fait pousser ailleurs cette exclamation : « Je n’ai fait au Seigneur qu’une seule demande, c’est d’habiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur ». Pourquoi ? « Afin », dit-il, « de contempler la beauté du « Seigneur »[4]. – « Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant la face de Dieu ? »
6. Pendant que je nourris ces desseins, que je cours, que je suis en chemin, avant d’arriver, avant d’apparaître : « Mes larmes nuit et jour ont été ma nourriture, alors qu’on me dit chaque jour : Où est ton Dieu ? »[5] – « Mes larmes », dit le Prophète, « étaient pour moi un pain », non pas une amertume. Elles m’étaient délicieuses, ces larmes ; et, comme dans ma soif pour ces eaux vives, je ne pouvais en boire, je buvais avidement mes larmes. Il ne dit point : Mes larmes sont devenues pour moi un breuvage, de peur qu’il ne paraisse les désirer comme les eaux vives ; mais en conservant cette soif qui me brûle, qui me porte vers les sources d’eau, mes larmes sont ma nourriture, avant que j’arrive. Et ces larmes, dont il se nourrit, redoublent assurément sa soif pour les eaux. Chaque jour, en effet, comme chaque nuit, mes larmes sont ma nourriture. Les hommes prennent pendant le jour cet aliment appelé du pain ; ils dorment la nuit ; mais le pain des larmes se mange la nuit comme le jour ; soit que par nuit et jour vous entendiez le temps de cette vie, soit que le jour vous désigne la félicité, et la nuit les afflictions d’ici-bas. Que je sois donc heureux ou malheureux ici-bas, dit le Prophète, je verse les larmes d’un saint désir, et ce désir insatiable ne me quitte point ; et le bonheur de cette vie est un malheur pour moi, jusqu’à ce que j’apparaisse devant la face de Dieu. Pourquoi m’obliger à bénir le jour où la joie du monde vient me sourire ? N’est-ce pas une joie trompeuse ? N’est-elle point insaisissable, caduque et mortelle ? N’est-elle point

  1. Gal. 6,2
  2. Ps. 41,4
  3. Id. 2,3
  4. Ps. 26,4
  5. Id. 41,4