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conservé que tu n’as rien perdu ; mais, dis-moi, pour qui conserves-tu ? Je ne veux point discuter avec toi, je ne rappelle rien, je n’exagère aucunement le mal que peut causer la vanité de ton avarice ; je n’en propose qu’un seul, je ne discuterai que ce point, dont la lecture du Psaume nous offre l’occasion. Tu amasses donc, tu thésaurises ; je ne te dirai point : Lorsque tu amasses, ne peut-on pas ramasser à tes dépens ? Je ne dirai point : Quand tu veux ravir ta proie, n’es-tu pas la proie d’un autre ? Je parlerai plus clairement ; car, aveuglé par ton avarice, tu n’as ni entendu ni compris ; je ne dirai donc pas : Prends garde qu’en faisant ta proie d’un plus faible, tu ne deviennes la proie d’un plus fort. Car tu ne sais pas que tu es dans la mer, et tu ne vois pas que les gros poissons dévorent les plus petits. Je passe donc tout cela sous silence ; je ne parle point des difficultés, des dangers que l’on rencontre en amassant de l’argent, de ce que souffrent ceux qui amassent, des périls qui les environnent, de la mort qui les menace presque partout, je passe tout cela sous silence. Tu amasses donc sans aucune résistance, tu conserves, sans qu’on te prenne rien : réveille ton cœur et cette rare prudence qui me tourne en dérision, qui ne voit que folie dans mes paroles ; et dis-moi : Tu thésaurises, et pour qui ces richesses ? Je vois bien ce que tu voudrais me répondre, comme si la réponse que tu veux me faire avait échappé au Psalmiste ; tu me diras : Je conserve pour mes enfants. C’est la réponse du dévouement qui sert d’excuse à l’iniquité : je conserve, dis-tu, pour mes enfants. Oui, c’est pour tes enfants ; mais Idithun l’ignorait-il ? Il le savait fort bien, mais il comptait cela parmi les jours anciens, et n’y opposait que le mépris, parce qu’il courait vers les jours nouveaux.
12. Car enfin je vais te mettre en cause avec tes enfants. Tu passeras, et tu amasses pour ceux qui passeront, ou plutôt, tu passes, et ils passent aussi. Car j’ai dit : Tu passeras, comme si maintenant tu étais stable. Aujourd’hui même, depuis le commencement de mon discours jusqu’à présent, sais-tu que nous avons vieilli ? Tu ne remarques pas l’insensible accroissement de tes cheveux ; et maintenant que tu es debout ici, occupé de quelque affaire, lorsque tu parles, les cheveux croissent sur ta tête : car ce n’est pas un accroissement subit qui t’a fait chercher le perruquier. Le temps s’écoule donc toujours avec rapidité, soit qu’on s’en aperçoive, soit qu’on n’y prenne pas garde, soit qu’on s’occupe malencontreusement d’autre chose. Tu passes donc, et tu conserves pour ton fils qui passe. Je te demanderai tout d’abord : Es-tu bien assuré qu’il possédera ce que tu lui as gardé ? S’il n’est point encore né, es-tu certain qu’il naîtra ? Tu conserves donc pour tes enfants, et tu ne sais ni s’ils naîtront, ni s’ils posséderont : et tu ne mets pas ton argent où tu devrais le mettre. Car ton Seigneur ne donnerait pas à son serviteur le conseil de perdre son argent. Tu es le riche serviteur d’un père de famille de distinction. C’est lui qui t’a donné ce que tu aimes, ce que tu possèdes, et il ne veut point que tu perdes ce qu’il te donne, lui qui doit se donner à toi. Mais, dis-je, il ne veut pas même que tu perdes ce qu’il t’a donné pour un temps. Tu as de grands biens, des biens en abondance, qui dépassent de beaucoup tes nécessités : c’est là un superflu ; même en ce cas, je ne veux pas que tu en perdes quelque peu, dit le Seigneur ton Dieu. Et que ferai-je ? Change-les de place, celle où tu les a mis n’est pas sûre. Assurément tu veux être l’esclave de ton avarice : mais vois que mon conseil peut bien être d’accord avec cette avarice même. Tu veux en effet posséder ce que tu as, et non le perdre : je te montre le lieu où tu dois le placer. N’amasse point sur la terre, où tu ne sais pour qui tu amasses des richesses, ni quel usage ensuite en fera celui qui les possédera, et en sera le maître. Peut-être est-ce un homme ruiné qui les possédera, et qui ne pourra tenir ce que tu lui auras laissé. Peut-être les perdras-tu avant l’arrivée de celui pour qui tu les conserves. Contre toute sollicitude, voici le conseil que je te donne : « Amassez-vous des trésors dans le ciel »[1]. Si tu voulais conserver des richesses ici-bas, tu chercherais quelque coin dans ton grenier ; peut-être dans ta maison craindrais-tu tes domestiques, et confierais-tu ton trésor à quelque banquier : car chez lui un accident n’est pas facile, on n’y redoute point le voleur, tout y est bien gardé. Pourquoi ces pensées dans ton âme, sinon parce que tu n’as pas de meilleur endroit pour conserver tes richesses ? Mais si je t’en indiquais un autre ? Je te dirai donc : Ne va pas

  1. Mt. 6,20