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les hommes ? Au moment ou on se livre à l’un d’eux, l’esprit conserve la liberté d’y penser et de s’appliquer à autre chose, tandis qu’au moment où il s’abandonne à la fornication, il ne peut s’occuper de rien autre absolument. L’homme est alors tellement absorbé dans ce qu’il fait, qu’on ne peut dire que sa pensée soit à lui ; on pourrait dire au contraire qu’il n’est plus que chair, un souffle qui passe et ne revient point[1]. D’où il suit que par ces paroles : « Tout autre péché commis par un homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps », l’Apôtre semble avoir voulu nous dire, pour nous inspirer une vive horreur de la fornication, que comparés à elle les autres péchés sont hors du corps, tandis que ce mal affreux retient l’âme dans le corps, attendu que la violence de cette passion, qui n’a pas son égale, fait de cette âme une esclave et une captive de la volupté charnelle.

3. Ceci doit être entendu de la fornication proprement dite. Cependant les livres saints donnant à ce vice un sens plus étendu, efforçons-nous, avec l’aide de Dieu, d’appliquer à ce sens nos réflexions. Il faut prendre évidemment la fornication dans un sens général, lorsqu’on lit ces paroles d’un psaume : « Ceux qui s’éloignent de vous périront ; vous anéantirez quiconque se prostitue loin de vous » ; et lorsqu’on remarque ensuite, dans ces mots qui viennent après, le moyen d’éviter cette espèce de fornication générale : « Pour moi, mon bonheur est de m’attacher à Dieu[2] ». Il est facile de voir en effet qu’il y a fornication pour l’âme humaine, quant au lieu de s’unir à Dieu elle s’unit au monde. De là ces mots du bienheureux apôtre Jean : « Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui[3] » : et ces autres de saint Jacques : « Adultères, ignorez-vous que l’amitié de ce monde est ennemie de Dieu[4] ? » Ce qui constate en peu de mots que l’amour de Dieu est incompatible avec l’amour du monde, et qu’en voulant aimer le monde on est ennemi de Dieu. C’est ce que signifient encore ces paroles du Seigneur dans l’Évangile : « Nul ne peut servir deux maîtres ; car il haïra l’un et aimera l’autre ; ou bien il supportera l’un et méprisera l’autre » ; et cette conclusion qui en ressort : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent[5] ». Ainsi donc, comme nous l’avons dit, l’a fornication, entendue dans un sens général et embrassant absolument tout, consiste à s’attacher au monde et non pas à Dieu, et c’est dans cette acception de prostitution générale que nous devons prendre ces mots de l’Apôtre : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». En effet, si l’âme humaine est exempte du péché de fornication quand elle s’attache intimement à Dieu et nullement au monde, quels que soient les péchés qu’elle commette d’ailleurs, soit par ignorance, soit par négligence, soit par oubli, soit par défaut d’intelligence, dès que ces péchés ne viennent pas de la concupiscence de la chair, mais uniquement de la fragilité humaine, on peut les voir dans ces mots : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps » ; ces péchés n’étant effectivement empreints d’aucune concupiscence, on a raison de les considérer comme étant hors du corps. Si au contraire l’âme mondaine s’attache au monde en s’éloignant de Dieu, dès qu’elle se prostitue ainsi en se séparant de Dieu, elle pèche dans son propre corps : car la concupiscence charnelle la jette sur tout ce qui est charnel et éphémère ; la sensualité et la prudence de la chair se l’arrachent en quelque sorte et la mettent au service de la créature, plutôt qu’à celui du Créateur, béni dans les siècles des siècles.

4. Voilà donc, à mon avis, le sens soit général, soit spécial qu’on peut assigner, sans blesser la foi, au passage fameux où nous lisons ces paroles du grand et incomparable Docteur : « Tout autre péché commis par l’homme est hors du corps ; mais quand on commet la fornication, on pèche dans son propre corps ». L’Apôtre a voulu nous inspirer une vive horreur pour la fornication proprement dite ; et si d’après lui elle se commet dans le corps, c’est que jamais l’homme en péchant n’est lié ni cloué au plaisir charnel d’une manière aussi complète et aussi invincible ; de sorte que comparé au désordre de ce péché abominable, les autres péchés, même commis par l’intermédiaire du corps, semblent être hors du corps.

  1. Psa. 77, 39
  2. Psa. 72, 27-28
  3. 1Jn. 2, 15
  4. Jac. 4, 4
  5. Mat. 6, 24