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nous n’y sommes point exempts de péché, et si nous disons que nous n’en avons point, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous[1] ; je le crois pourtant, votre charité a compris avec évidence que nous sommes justifiés autant que le comporte notre pèlerinage, puisque nous vivons de la foi, en attendant que nous soyons en face de l’heureuse réalité. Ainsi on commence par la foi, pour arriver à la claire vue ; on franchit la route, afin de parvenir à la patrie. L’âme répète durant ce voyage : « Tous mes désirs sont devant vous, et mes gémissements ne vous sont point inconnus[2] ». Mais dans la Patrie on n’aura plus lieu de prier, il n’y aura place que pour la louange. Pourquoi pas pour la prière ? Parce qu’on n’y manque de rien. On y voit ce qu’on croit ici ; ce qu’ici on espère, on le possède là ; et l’on y reçoit ce qu’on demande ici. Maintenant, toutefois il y a une perfection relative à laquelle sont parvenus les martyrs. Aussi, comme le savent les fidèles, la discipline ecclésiastique ne veut pas qu’on prie pour les martyrs lorsqu’on prononce leur nom à l’autel. On prie pour les autres défunts dont on fait mémoire ; ce serait une injure de prier pour un martyr, puisque nous devons au contraire nous recommander à ses prières, attendu qu’il a combattu jusqu’au sang contre le péché. À des chrétiens encore imparfaits et néanmoins justifiés en partie, l’Apôtre dit dans son épître aux Hébreux : « Vous n’avez pas combattu encore jusqu’au sang en résistant au péché[3] ». Fils n’ont pas combattu encore jusqu’au sang, il est des hommes qui sont allés sûrement jusque-là. Les saints martyrs, sans aucun doute, et c’est à eux que s’appliquent ces mots de l’apôtre saint Jacques, dont on vient de faire lecture : « Considérez, mes frères, comme la source de toute joie, les diverses épreuves qui tombent sur vous[4] ». Ce langage s’adresse aux parfaits, lesquels peuvent dire aussi : « Éprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi[5]. – Sachant, continue l’Apôtre, que l’affliction a produit la patience. Or, la patience rend les œuvres parfaites[6] ».

2. Nous devons en effet aimer la justice, et il y a, dans cet amour de la justice, des degrés qui marquent le progrès que l’on y fait. Le premier degré est de ne préférer rien de ce qui charme à l’amour de la justice. C’est bien là le premier degré. Mais que veux-je dire ? Que de tout ce qui charme, rien ne te charme comme la justice. Je ne te demande pas que rien autre ne te plaise, je demande que la justice te plaise davantage. Il faut l’avouer, il est bien des choses qui ont pour notre faiblesse un attrait naturel : ainsi le boire et le manger ont de l’attrait, quand on a soif et quand on a faim ; ainsi la lumière encore, soit celle qui rayonne du haut du ciel quand le soleil est sur l’horizon, soit celle que projettent les étoiles et la lune, soit celle que répandent les flambeaux allumés sur la terre pour consoler nos yeux au milieu des ténèbres ; ainsi encore une voix harmonieuse, des airs suaves et des parfums délicieux ; le toucher même est flatté en nous par tout plaisir sensuel. Or, parmi tous ces plaisirs qui affectent nos sens, il en est de permis ; tels sont, comme je viens de le dire, les grands spectacles de la nature qui charment les regards ; mais l’œil aime aussi les spectacles des théâtres, et si ceux-là sont permis, ceux-ci ne le sont pas. L’oreille se plaît au chant harmonieux d’un psaume sacré ; elle aime aussi le chant des histrions. L’un est permis, l’autre ne l’est pas. Les fleurs et les parfums, qui sont aussi l’œuvre de Dieu, flattent l’odorat ; il aspire également avec joie l’encens brûlé sur l’autel des démons. Ici encore tout n’est pas permis. Le goût aime des aliments qui ne sont pas interdits ; il aime aussi ce qu’on sert aux banquets sacrilèges des sacrifices idolâtriques. Il le peut dans le premier cas, il ne le peut dans le second. Il y a aussi des embrassements permis et des embrassements impurs. Vous le voyez donc, mes bien chers, parmi ces jouissances sensibles, il en est de permises et il en est d’interdites. Or, il faut que la justice nous plaise plus que les jouissances mêmes permises ; oui, tu dois préférer la justice à ce qui te charme d’ailleurs même innocemment.

3. Afin de mieux comprendre encore, représentons-nous une espèce de duel intérieur. Aimes-tu la justice ? Je l’aime, réponds-tu. Ta réponse ne serait pas sincère, si la justice n’avait pour toi quelque attrait ; on n’aime en effet que ce qui en a : « Mets tes délices dans le Seigneur[7] », dit l’Écriture. Mais le Seigneur est la justice même. Nous ne devons

  1. 1Jn. 1, 8
  2. Psa. 37, 10
  3. Heb. 12, 4
  4. Jac. 1, 2
  5. Psa. 25, 2
  6. Jac. 1, 3-4
  7. Psa. 36, 4