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boiteux. Qu’il cesse de l’être et il marchera droit ; sinon, il ne le peut. De la même manière la prudence de la chair ne saurait être soumise à Dieu. Que l’homme dépose cette prudence, et il pourra avoir cette soumission. « La prudence de l’esprit est vie et paix ». Ainsi donc quand l’Apôtre dit : « La prudence de la chair est ennemie de Dieu », ne crois pas. que cette inimitié soit capable de nuire au Très-Haut. Elle est son ennemie pour lui résister et non pour le blesser ; car elle ne blesse que celui qu’elle dirige, attendu qu’elle est un vice et que tout vice nuit à la nature où il réside. Or pour anéantir le mal et guérir la nature, il faut des remèdes. N’est-ce donc point pour nous en donner que le Sauveur est descendu parmi nous ? Nous étions tous malades ; c’est pourquoi il nous fallait un tel Médecin.

11. Si j’ai fait cette réflexion, c’est que pour opposer à Dieu leur nature essentiellement mauvaise, les Manichéens cherchent à s’appuyer sur ce témoignage de l’Apôtre. C’est à la nature même qu’ils appliquent ces mots : « Elle est ennemie de Dieu, car elle n’est point soumise à la loi de Dieu et elle ne le peut ». Aveugles, qui ne remarquent point que ce n’est ni de la chair, ni de l’homme, ni de l’âme, mais de la prudence de la chair qu’il est écrit : « Elle ne le peut ». Or cette prudence est un vice. Veux-tu savoir ce qu’est au juste « cette prudence de la chair ? » C’est la mort. Mais voici un homme, une nature formée par le Dieu véritable et bon. Cet homme vivait hier de la prudence de la chair, il vit aujourd’hui de la prudence de l’Esprit. Le vice est détruit et la nature guérie ; car s’il vivait encore de la prudence de la chair, il ne pourrait se soumettre à la loi de Dieu ; comme le boiteux ne saurait marcher droit tout en restant boiteux. Or le vice une fois disparu, la nature est guérie. « Ci-devant vous étiez ténèbres : vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur[1] ». 12. Aussi remarquez ce qui suit : « Quant à ceux qui sont dans la chair », qui y mettent leur confiance, qui suivent leurs convoitises, qui s’y attachent, qui en aiment les jouissances et qui placent dans les plaisirs charnels le bonheur et la félicité de la vie, « ils ne peuvent plaire à Dieu ». Ces mots en effet : « Quant à ceux qui sont dans la chair, ils ne peuvent plaire à Dieu », ne signifient pas que les hommes ne sauraient lui plaire pendant qu’ils sont dans cette vie. Eh ! les saints patriarches ne lui plaisaient-ils point ? Et les saints prophètes ? et les saints apôtres ? et ces saints martyrs qui avant de quitter leur corps au milieu des tortures en glorifiant le Christ, non-seulement foulaient aux pieds les séductions de la chair, mais encore enduraient les supplices avec une invincible patience ? Tous se sont rendus agréables à Dieu ; mais ils n’étaient point dans la chair. Ils portaient leur corps, sans être entraînés par lui ; car ils avaient entendu cette parole adressée au paralytique : « Enlève ton, grabat[2] ». – « Ceux donc qui sont dans la chair », non pas, comme je l’ai dit, comme je viens de l’expliquer, ceux qui vivent dans ce monde, mais ceux qui se laissent aller aux convoitises charnelles, ceux-là « ne peuvent plaire à Dieu ».

13. Mais écoutez l’Apôtre lui-même résoudre la question sans y laisser l’ombre d’un doute. N’était-il pas vivant, vivant dans ce corps de boue, et n’était-ce pas à des hommes vivants comme lui qu’il disait encore : « Pour vous, vous n’êtes pas dans la chair ? » Est-il ici quelqu’un à qui cela s’applique ? C’était pourtant au peuple de Dieu, c’était à l’Église que saint Paul parlait ainsi. Sans doute il écrivait aux Romains ; mais il s’adressait à toute l’Église du Christ, au froment et non à la paille, au bon grain caché sous cette paille et non à la paille même. C’est à chacun de regarder dans son cœur. Nous parlons bien aux oreilles, mais nous ne lisons pas dans les consciences. Je crois toutefois au nom de Jésus-Christ que parmi son peuple il y a des fidèles à qui l’on peut dire dans le sens que nous avons exposé : « Pour vous, vous n’êtes point dans la chair, mais dans l’Esprit, si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous ». – « Vous n’êtes pas dans la chair », car vous n’en faites pas les œuvres en en suivant les convoitises ; « mais vous êtes dans l’Esprit », puisque intérieurement vous affectionnez la loi de Dieu ; vous y êtes, « si toutefois l’Esprit de Dieu habite en vous » ; car si vous présumez de votre esprit propre, vous êtes encore dans la chair, et pour n’y être pas, il faut être dans l’Esprit de Dieu. Que cet Esprit de Dieu vienne à s’éloigner, l’esprit de l’homme, entraîné par son propre poids, retombe dans la chair, revient

  1. Eph. 5, 8
  2. Mat. 2, 11