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trésors sans savoir pour qui. » Est-ce pour lui ? Non, car il meurt et laisse son trésor. Pour qui donc ? Tu sais quel parti prendre ? Enseigne-le-moi. Si tu ne peux me l’enseigner, c’est que tu ne le sais pas toi-même, et puisque nous ne le savons ni l’un ni l’autre, cherchons, apprenons et étudions tous deux. On se trouble donc, on amasse des trésors, on s’inquiète, on travaille, on se livre à des soucis qui éloignent le sommeil ; on se consume de fatigues pendant le jour et on se livre la nuit à toutes sortes de craintes ; pour grossir son trésor on condamne son âme à la fièvre des soucis.
3. Je le vois donc et j’en gémis ; tu te troubles, et comme s’exprime l’infaillible Vérité, tu te troubles en vain. En effet tu veux thésauriser, et pour réussir dans tout ce que tu entreprends, sans compter les pertes que tu fais, les dangers effroyables que tu cours et la mort que tu subis, non dans le corps mais dans l’âme, à chaque gain réalisé par toi, pour acquérir de l’or tu perds la foi, pour un vêtement extérieur tu sacrifies les ornements de l’âme. Mais ne parlons pas de tout cela ni de plusieurs autres, choses ; oublions les accidents et ne songeons qu’aux succès. Voilà donc que tu amasses des trésors, tu gagnes de tout côté, l’on roule chez toi comme l’eau des fontaines, rien ne te manque et l’abondance est partout. N’as-tu pas entendu cette parole : « Si vos richesses se multiplient, n’y attachez pas votre cœur [1] ? » Tu amasses donc et tu ne parais pas t’agiter inutilement ; cependant tu te troubles en vain. – Et pourquoi, demanderas-tu ? Je remplis mes coffres, mes appartements ont peine à contenir ce que j’amasse ; comment dire que je me trouble vainement ? C’est que tu amasses sans savoir pour qui. Et si tu le sais, dis-le-moi, je t’en conjure ; je t’écouterai avec plaisir. Pour qui donc ? Oui, si ton agitation n’est pas vaine, dis-moi pour qui tu travailles. – Pour moi, réponds-tu. – Tu oses l’affirmer et tu dois mourir ? – C’est pour mes enfants, reprends-tu. – Tu oses l’affirmer et ils doivent mourir ? Quand un père amasse pour ses enfants, il fait preuve d’une grande bonté, ou plutôt d’une grande vanité : mortel il entasse pour des mortels. Et qu’amasses-tu en amassant pour toi, puisque tu laisseras tout à la mort ? On en peut dire autant si c’est pour tes fils ; car ils doivent se succéder et non posséder toujours. Je pourrais te demander encore : Sais-tu quels seront tes fils ? Sais-tu si la débauche ne dissipera point les épargnes de l’avarice ? Si quelqu’un d’eux ne sacrifiera point dans la mollesse, ce que tu as acquis par torr travail ? Mais je n’en dis rien. Je suppose que tes fils seront bons et étrangers à la débauche ; ils conserveront ce que tu leur as laissé, ils ajouteront à ce que tu leur as gardé, ils ne perdront point ce que tu leur as acquis. S’ils agissent ainsi, si en cela ils imitent leur père, ils sont aussi vains que toi et je leur dis ce que je te disais. À ce fils donc pour qui tu épargnes, je dirai : Tu amasses sans savoir pour qui. Père, tu l’ignorais, il ne le sait pas non plus ; et s’il est vain comme toi, la Vérité ne le stigmatise-t-elle pas également ?
4. Je pourrais dire encore : Sais-tu si même durant ta vie un voleur n’enlèvera point ce que tu amasses ? Une nuit donc il vient et il rencontre sous sa main ce qui t’a demandé tant de jours et tant de nuits. N’est-ce pas pour un larron, n’est-ce pas pour un bandit que tu t’épuises ? C’est assez, je ne veux ni rappeler ni renouveler de cuisantes douleurs. Combien de choses réunies par une sotte vanité, sont tombées sous la main d’une brutale cruauté ! Loin de moi de pareils désirs ! Mais tous doivent craindre. Que Dieu éloigne de nous ces fléaux ; nous sommes assez frappés. Demandons-lui tous de les écarter. Ah ! qu’il nous pardonne, nous l’en conjurons. Si néanmoins il nous demande pour qui nous travaillons, que répondrons-nous ? Toi donc, mon ami, et ici j’entends tous les hommes, toi qui thésaurises en vain, quel conseil me donnes-tu, quand j’examine, quand je cherche avec toi ce que je dois faire dans cette difficulté qui nous est commune ? Tu répliquais tout-à-l’heure : J’amasse pour moi, pour mes enfants, pour ma postérité. N’ai-je pas indiqué déjà ce que l’on peut avoir à craindre pour les enfants mêmes ? Je ne ferai pas observer ici qu’ils peuvent vivre pour le tourment de leur père et réaliser ainsi les vœux de son ennemi. Je suppose qu’ils se conduisent au gré de ce père. Mais combien de riches ont été dépouillés ! J’ai rappelé leurs malheurs ; tu en as frémi, et sans en profiter. Qu’as-tu enfin à répondre ? Que peut-être tu n’éprouveras point leur sort ; tu ne saurais répondre autre chose. Moi aussi j’ai dit : Peut-être ; peut-être pour un voleur, pour un larron, pour un bandit. Je n’ai pas dit : Sûrement ; j’ai dit : Peut-être. Peut-être

  1. Psa. 61, 11