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cœur nous entretenons de la haine. C’est alors que le Christ nous crie : « Tu vois le brin d’herbe dans l’œil de ton frère, et dans le tien tu ne vois pas la poutre[1]. » Comment ce brin d’herbe a-t-il grossi jusqu’à devenir une poutre ? Parce qu’on ne l’a pas arraché immédiatement. Tant de fois tu as laissé le soleil se lever et se coucher sur ta colère ; ainsi tu l’as invétérée. Tu as cherché les mauvais soupçons, tu en as arrosé le brin d’herbe ; en l’arrosant tu l’as nourri, et en le nourrissant tu en as fait une poutre. Tremble au moins devant ces mots : « C’est être homicide que de haïr son frère[2]. » Tu n’as point tiré l’épée contre lui, tu ne l’as pas blessé, tu ne lui as fait aucune plaie dans le corps ; tu en as seulement la pensée dans le cœur, et tu es regardé comme homicide, aux yeux de Dieu tu es vraiment coupable. Ton ennemi est vivant, et tu l’as tué ; autant qu’il dépend de toi, tu tues celui que tu hais. Amende-toi donc, corrige-toi. Si dans vos demeures il y avait des scorpions ou des aspics, comme vous travailleriez à les en délivrer afin d’y pouvoir habiter tranquillement ! Vous vous fâchez, et les colères s’invétérant dans vos cœurs deviennent autant de haines, autant de poutres, de scorpions et de serpents ; et vous n’en voulez point purifier vos cœurs, c’est-à-dire la maison de Dieu ! Accomplissez ce que vous dites : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ; » et vous direz avec confiance : « Pardonnez-nous nos offenses ; » car vous ne pouvez sur cette terre vivre sans péchés. Autres néanmoins sont les grands crimes qui vous seront heureusement remis dans le baptême et auxquels vous devrez être toujours étrangers ; et autres les péchés de chaque jour dont on ne saurait s’exempter ici-bas, pour lesquels il faut réciter chaque jour l’oraison dominicale, avec le pacte, le contrat qu’elle renferme, y prononçant avec joie : « Pardonnez-nous nos offenses ; » et avec sincérité : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Voilà pour les péchés passés, mais pour l’avenir ?
9. « Ne nous induisez pas en tentation : pardonnez les péchés commis et accordez-nous de n’en plus commettre : on en commet lorsqu’on se laisse vaincre par la tentation. L’Apôtre saint Jacques a dit en effet : « Que nul, lorsqu’il est tenté, ne prétende que c’est Dieu qui le tente ; car Dieu ne tente point pour le mal et il ne tente lui-même personne ; mais chacun est tenté par sa concupiscence, qui l’entraîne et le séduit ; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort [3]. » Ne te laisse donc pas entraîner par ta concupiscence ; garde-toi d’y consentir. Elle ne peut concevoir que de toi. Y consentir, c’est comme t’unir à elle intérieurement. Sitôt qu’elle se montre, refuse, ne la suis pas. Elle est coupable, elle est lascive ; elle est humiliante, elle te sépare de Dieu. Pour n’avoir pas à pleurer sur son fruit, ne lui donne pas le baiser du consentement ; car encore une fois elle conçoit si tu consens, si tu l’accueilles. Et « la concupiscence ayant conçu enfante le péché. » Tu ne trembles pas encore ? « Le péché engendre la mort. » Crains au moins la mort. Si tu ne redoutes pas le péché, redoutes-en les suites. Si le péché est doux, la mort est amère. Que les hommes sont misérables ! Ils laissent ici, en mourant, ce qu’ils ont recherché par leurs péchés, et ils emportent leurs péchés avec eux. Tu pèches pour de l’argent, il faudra le laisser ici ; pour une campagne, il faudra la laisser encore ; pour une femme, tu la laisseras égale ment : ainsi en est-il de tout ce que tu convoites en péchant, tu le laisses ici quand la mort te ferme les yeux et tu emportes avec toi ce péché que tu commets.
10. Il faut donc effacer les péchés, les péchés passés, et cesser d’en commettre. Mais tu ne saurais dans cette vie en être entièrement exempt ne fussent-ils que faibles, petits ou légers. Ne méprise néanmoins ni les petits ni les légers, Les petites gouttes d’eau remplissent les fleuves, Ne dédaigne pas les péchés légers. L’eau pénètre à travers les plus légères fentes du navire, elle en remplit la cale, et si l’on n’y prend garde, le vaisseau s’engloutit. Aussi les matelots ne cessent-ils de travailler, leurs mains sont en mouvement, en mouvement pour enlever l’eau chaque jour. Ainsi tes mains doivent agir pour vider chaque jour ton esquif. Qu’est-ce à dire, doivent agir ! Elles doivent donner, tu dois faire le bien, qu’elles agissent de la sorte : « Partage ton pain avec celui qui a faim ; mène dans ta maison l’indigent sans asile ; si tu vois un homme nu, donne-lui des vêtements[4]. » Fais tous ce que tu peux et avec tous les moyens dont tu peux disposer ; fais le bien avec joie et adresse la prière avec confiance. Elle s’élèvera sur deux ailes, deux sortes

  1. Mat. 7, 3
  2. 1 Jn. 3, 16
  3. Jac. 1, 13-15
  4. Isa. 58, 7