Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VI.djvu/128

Cette page n’a pas encore été corrigée

le pauvre ; elle n’est point pour le riche un objet d’avarice. Est-ce en effet que le plus riche voit plus ? Est-ce qu’avec son or il peut supplanter le pauvre et acheter la lumière pour en priver l’indigent ? Si tel est l’aliment de nos yeux, que devons-nous penser de Dieu pour nos âmes ?
4. L’oreille aussi vit par le son, et qu’est-ce que le son ? car nous pouvons par les choses sensibles nous faire une idée des choses intelligibles. Je parle à votre charité ; vos oreilles et vos âmes sont ouvertes. Je viens de nommer deux choses les oreilles et les âmes, et dans ma parole il y a deux choses aussi : le son et la pensée. Tous deux volent et arrivent en même temps à l’oreille ; mais le son s’y arrête, tandis que la pensée descend au cœur. Considérons le son d’abord ; car nous devons lui préférer de beaucoup la pensée.
Le son est comme le corps : la pensée est comme l’âme. Aussitôt après avoir frappé l’air et atteint l’oreille, le son expire sans retour, on ne l’entend plus. Car les syllabes qui le produisent se succèdent si rapidement, qu’on n’entend la seconde qu’après le passage de la première. Et toutefois quelle merveille dans ce qui passe si vite ! Si maintenant pour apaiser votre faim je vous présentais un pain, chacun ne l’aurait pas ; vous le partageriez et chacun en aurait d’autant moins que vous êtes plus nombreux. Je vous présente un discours, vous ne vous en partagez point les syllabes, vous ne le rompez pas pour en distribuer un morceau à celui-ci, un morceau à celui-là et pour donner à chacun une petite partie de ce que je dis. Tout est entendu par un, tout l’est par deux, tout l’est par plusieurs et par tous ceux qui sont venus ici. Pour tous un discours suffit et chacun l’a tout entier : ton oreille veut l’écouter, l’oreille de ton voisin ne lui fait rien perdre.
Si la parole qui n’est qu’un bruit produit cette merveille, que ne fait pas le Verbe tout-puissant ? Notre voix est dans toutes les oreilles, chacun la possède tout entière : il ne me faut pas autant de voix que vous avez d’oreilles ; une seule voix suffit pour plusieurs oreilles et sans se diviser elle remplit chacune d’elles. Ainsi représentez-vous le Verbe de Dieu, tout entier au ciel, tout entier sur la terre, tout entier avec les anges, dans le sein de son Père tout entier, tout entier dans le sein de la Vierge, tout entier dans l’éternité, dans son corps tout entier, tout entier dans les enfers lorsqu’il les visita et tout entier au paradis lorsqu’il y conduisit le larron converti. Voilà pour le son.
5. Et si je dis un mot de la pensée, qui pourtant est bien inférieure au Verbe de Dieu ? Je produis un son ; mais après l’avoir émis je ne le retiens plus ; et si je veux me faire entendre encore, je produis un autre son et après celui-ci un troisième, sans quoi ce sera le silence. Mais quand il s’agit de la pensée, je te la donne et je la garde en même temps ; tu tiens ce que tu as entendu et je ne perds pas ce que j’ai dit. Reconnaissez combien il est juste que « se réjouisse le « cœur qui cherche Dieu. » Car le Seigneur est lui-même la vérité maîtresse.
Ainsi donc ma pensée reste dans mon esprit et va au tien sans le quitter. Mais pour te la transmettre j’ai besoin d’une espèce de véhicule, c’est le son. Je le prends, je le charge en quelque sorte de ma pensée, je la sors, je la conduis, je la mène jusqu’à toi sans la quitter. Si ma pensée peut faire cela avec ma voix ; le Verbe de Dieu n’en peut-il faire autant avec son corps ? En effet pour venir jusqu’à nous, le Verbe de Dieu qui est Dieu et vit dans le sein de Dieu, cette divine Sagesse qui demeure immuablement dans le sein du Père, choisit un corps comme la pensée choisit un son, il se mit dans ce corps et vint à nous sans quitter son Père.
Comprenez, goûtez ce que vous venez d’entendre, méditez-en la grandeur et les merveilles, et concevez de Dieu des idées toujours plus grandes. Dieu l’emporte sur toute lumière, il l’emporte sur toute harmonie, il l’emporte sur toute pensée. Il faut désirer Dieu, soupirer après lui avec amour, afin de sentir la joie dans le cœur qui le cherche.