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audacieux, bien qu’aucun audacieux ne craigne. De même encore aucun cadavre ne craint. Par conséquent, puisque l’exemption de la crainte est commune à l’homme parfaitement heureux, à l’audacieux et au cadavre, mais que le premier la possède par la tranquillité de l’âme, l’audacieux par la témérité, le cadavre par l’insensibilité ; il faut l’aimer, puisque nous voulons être heureux ; mais ne pas l’aimer seule, puisque nous ne voulons être ni audacieux ni cadavres.

XXXV. — Que faut-il aimer ? — 1. Puisque tout ce qui ne vit pas ne craint pas, et que pourtant on ne nous décidera pas à ne plus vivre pour être exempts de crainte, il faut donc désirer de vivre sans crainte. D’autre part comme une vie exempte de crainte n’est pas à désirer si elle est privée de l’intelligence, il faut donc désirer de vivre sans crainte avec l’intelligence. Mais ne doit-on désirer que cela ? Ne doit-on pas aussi désirer l’amour ? Oui certes, puisque sans lui on n’aimerait pas même ce que nous venons de dire. Mais si on aime l’amour à cause des objets qu’il faut aimer, il n’est pas juste de dire qu’il est aimé lui-même ; car aimer n’est pas autre chose que de rechercher un objet à cause de lui-même. Faut-il donc rechercher l’amour pour lui-même, quand la privation de l’objet aimé produit une incontestable misère ? De plus comme l’amour est un mouvement et que tout mouvement tend à quelque chose, demander ce qu’il faut aimer c’est demander quel est l’objet auquel nous devons tendre. Donc s’il faut aimer l’amour, il ne faut cependant pas aimer tout amour. En effet, il y a un amour coupable, qui entraine l’esprit à ides choses au-dessous de lui ; on l’appelle plus proprement passion, et il est la racine de tous les maux. Il ne faut donc rien aimer de ce qui peut faire défaut à l’amour qui persévère et qui jouit. Quel est donc l’objet qu’il faut désirer d’aimer, sinon celui qui ne peut jamais faire défaut tant qu’on l’aime ?

Or cet objet est possédé en même temps que connu. Mais connaitre l’or ou un objet corporel ce n’est pas le posséder ; on ne doit donc pas l’aimer. D’autre part comme on peut aimer, sans le posséder, non-seulement un objet indigne d’amour, comme un corps doué de beauté, par exemple, mais aussi des objets dignes d’être aimés, comme la vie heureuse ; et encore comme on peut posséder sans aimer, des chaines, par exemple : on demande avec raison si quelqu’un peut ne pas aimer quand il le possède, c’est-à-dire quand il le connait, l’objet qu’on ne peut con- naitre sans le posséder ? Or nous voyons des hommes apprendre le calcul, par exemple, dans le seul but des enrichir ou de plaire à leurs semblables et rapporter leur science acquise à la même fin qu’ils se proposaient en l’acquérant. Cependant posséder une science est la même chose que la connaitre ; il peut donc se faire qu’on possède, sans l’aimer, une chose qu’il suffit de connaitre pour la posséder. Du reste personne ne peut parfaitement posséder ou connaitre le bien qu’il n’aime pas. En effet comment connaitre l’étendue d’un bien dont on ne jouit pas ? Or on ne jouit pas quand on n’aime pas ; donc celui qui n’aime pas ce qu’il faut aimer ne le possède pas, quoique cet objet puisse être aimé sans être possédé : Donc on ne peut connaitre la vie heureuse et être malheureux ; car si on doit l’aimer et on le doit, la connaitre c’est la posséder[1].

2. Cela posé, qu’est-ce que vivre heureux, sinon connaitre et posséder quelque chose d’éternel ? Il n’y a en effet que l’éternel dont on suit sûr qu’il ne peut être enlevé à celui qui l’aime ; et il est de plus cet objet qu’on ne peut connaître sans le posséder. Car ce qui est éternel est la plus excellente de toutes les choses, et pour cela nous ne pouvons le posséder que par ce qu’il y a de plus excellent en nous, l’intelligence. Or posséder par l’intelligence, c’est posséder par la connaissance, et il n’est pas possible de connaître un bien parfaitement sans l’aimer parfaitement. Pourtant l’intelligence n’est pas seule à aimer, comme elle est seule à connaître. En effet l’amour est une inclination ; et si, dans les autres parties de l’âme, cette inclination est d’accord avec l’intelligence et la raison, l’esprit pourra vaquer à la contemplation de l’éternel avec une paix et une tranquillité parfaite. Donc les autres parties doivent aussi aimer cette chose si grande que l’intelligence seule peut connaitre. Et comme l’objet aimé affecte nécessairement celui qui l’aime, il en résulte que l’éternel, une fois aimé, communique à l’âme son éternité. Ain- si, en résumé, la vie heureuse est celle qui est éternelle. Orquel être éternel, si ce n’est Dieu, peut communiquer à l’âme son éternité ? Mais l’amour des choses dignes d’être aimées, s’appelle avec plus de justesse charité ou dilection. C’est pourquoi il faut méditer de toute la ferveur de notre âme ce très-salutaire commandement :

  1. Rét. l. i, ch. xxvi.