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donnons cependant encore le nom d’honnête.

3. « Il y a donc beaucoup de choses qui nous attirent par leur dignité propre ou par les fruits qu’elles produisent. Telles sont la gloire, le rang, la grandeur, l’amitié. La gloire est une grande renommée accompagnée de louanges. Le rang est une autorité honnête, entourée d’une sorte de culte, d’honneur et de respect. La grandeur est la puissance, ou la majesté ou une grande abondance de quelques biens. L’amitié consiste à vouloir du bien à quelqu’un, dans l’intérêt même de celui qu’on aime, avec retour de sa part. Comme il s’agit ici des causes civiles, nous parlons des fruits de l’amitié, en même temps que de l’amitié pour montrer qu’on peut aussi les rechercher, et pour ne pas encourir le blâme de ceux qui pourraient croire que nous parlons de toute espèce d’amitié. En effet les uns pensent qu’on ne doit rechercher que son propre intérêt dans l’amitié, les autres qu’on doit la rechercher pour elle-même, d’autres enfin veulent l’un et l’autre. Nous examinerons ailleurs laquelle de ces trois opinions est la plus conforme à la vérité[1]. »

XXXII. — L’un peut-il comprendre une chose moins qu’une autre, et l’intelligence d’une même chose peut-elle aller ainsi jusqu’à l’infini ? — Comprendre une chose autrement qu’elle n’est c’est se tromper, et se tromper c’est ne comprendre pas ce en quoi on se trompe. Donc celui qui comprend une chose autrement qu’elle n’est, ne la comprend pas. Rien ne peut donc être compris que comme il est. Or quand nous ne comprenons pas une chose comme elle est, c’est comme si nous re la comprenions pas, puisque nous ne la comprenons pas comme elle est. Il ne faut donc point douter qu’il existe une manière parfaite de comprendre, laquelle ne ait être dépassée ; par conséquent que l’intelligence de chaque chose n’a pas des degrés infinis et que nul ne peut la comprendre plus qu’un autre.

XXXIII. — De la crainte. — Il est évident pour tout le monde que la crainte ne peut avoir que deux objets : ou de perdre ce qu’on aime et qu’on possède, ou de ne pas obtenir ce qu’on espère. Comment donc celui qui aime à ne pas craindre et qui y est parvenu, pourrait-il craindre de perdre cette disposition ? Il est bien des choses que nous aimons, que nous possédons et que nous craignons de perdre ; c’est pourquoi nous Les conservons avec crainte ; mais personne ne peut conserver avec crainte l’exemption même de la crainte. D’autre part celui qui désire être exempt de crainte el n’y est pas encore parvenu, et pourtant espère y parvenir, ne doit prendre de de n’y pas parvenir. En effet, celle crainte ne serait pas autre chose que la crainte de la crainte. Or toute crainte a un objet en aversion et rien n’a d’aversion pour soi. Donc la crainte n’est pas un objet de crainte. Ne trouve-t-on pas juste de dire que la crainte craint quelque chose, puisque c’est l’âme qui craint, quand elle éprouve de la crainte ? Qu’on fasse attention à une chose facile à comprendre : c’est qu’on ne peut craindre qu’un mal à venir et prochain. Or il est nécessaire que celui qui craint fuie quelque chose ; donc celui qui craint de craindre est le plus absurde des hommes, puisque, fout en fuyant, il a la chose même qu’il fuit. En effet puisqu’on ne peut craindre que l’arrivée d’un mal, craindre que la crainte n’arrive, c’est embrasser le mal même qu’on repousse. Or s’il y a là, comme de fait, contradiction, celui qui n’aime pas autre chose que de ne pas craindre, est absolument exempt de crainte. C’est pourquoi il est impossible de n’aimer que cela et de ne pas le posséder.

Mais ne doit-on aimer que cela, c’est une autre question. En tout cas celui que la crainte n’abat pas, n’est point ruiné par la cupidité, affaibli par l’inquiétude, agité par le souffle de la vaine joie. En effet, la cupidité n’étant autre chose que l’amour des choses passagères, s’il les désirait, il devrait incessamment craindre ou de les perdre s’il les possédait, ou de ne pas les obtenir. Or il ne craint pas, donc il ne désire pas. De même si son âme était tourmentée par l’inquiétude, il faudrait nécessairement, qu’il fût agité par la crainte, parce que ceux qui sont inquiets des maux présents, craignent aussi les maux à venir Or il est exempt de crainte ; donc aussi d’inquiétude. Enfin en se livrant à la vaine joie, il se réjouirait des choses qu’il peut perdre, par conséquent il devrait craindre de les perdre. Or il est absolument exempt de crainte ; donc il ne se livre en aucune façon à la vaine joie.

XXXIV. — Ne doit-on aimer que d’être sans crainte ? — Si c’est un vice de ne pas craindre, il ne faut pas le désirer. Or l’homme parfaitement heureux ne craint pas et n’est cependant point vicieux. Donc ce n’est pas un vice de ne pas craindre. Mais l’audace est un vice ; donc tout homme qui ne craint pas n’est pas pour cela

  1. Cicér. De l’Inv. l. ii, 34-39.