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et l’habitude, contre lesquels on se tient difficilement en garde. En effet le mouvement du corps la tête en bas, n’est pas aussi facile que de droite à gauche ou d’avant en arrière. C’est pourquoi, laissant les mots de côté, l’esprit doit chercher en lui-même la solution de cette question.

XXX. — Tout a-t-il été créé pour l’avantage de l’homme ? — Comme il y a une différence entre l’honnête et utile, il y en a une aussi entre la jouissance et l’usage. Bien qu’on puisse à la rigueur soutenir que tout ce qui est honnête est utile et que tout ce qui est utile est honnête, cependant comme on appelle plus proprement et plus ordinairement honnête ce qui doit être recherché pour soi, et utile ce qui doit se rapporter à quelque autre fin, nous parlons ici d’après cette différence, sous la réserve pourtant que l’honnête et l’utile ne se contrarient en aucune façon. Car quelquefois, par ignorance et d’après l’opinion vulgaire, on s’imagine qu’ils sont oppossés l’un à l’autre. On dit donc que nous ouissons d’une chose quand nous en retirons du plaisir ; que nous en usons quand nous la rapportons à la source même d’où doit dériver le plaisir. Ainsi toute la dépravation ou tout le vice de l’homme, consiste à vouloir user de ce dont il faut jouir et jouir de ce dont il faut user ; comme toute sa rectitude ou sa vertu consiste à jouir de ce dont il faut jouir et à user de ce dont il faut faire usage. Or il faut jouir de ce qui est honnête et user de ce qui est utile.

J’appelle honnêteté la bonté intellectuelle, que nous nommons, nous, proprement spirituelle ; et utilité, la Providence divine. Aussi, quoiqu’il y ait beaucoup de belles choses visibles qui ne sont qu’improprement appelées honnêtes, cependant la beauté même qui rend beau tout ce qui est beau, est absolument invisible. De même beau- coup de choses utiles sont visibles ; mais l’utilité elle-même, qui rend utile tout ce qui est utile, et que nous appelons la divine Providence, n’est pas visible. Qu’il soit bien entendu que sous le nom de visible on comprend tous les objets corporels. Il faut donc jouir des belles choses invisibles, c’est-à-dire honnêtes ; mais faut-il jouir de toutes ? C’est un autre question. Du reste peut-être convient-il de n’appeler honnêtes que celles dont on doit jouir ; mais il faut user de toutes les chose utiles, suivant le besoin. Il n’est pas déraisonnable de penser que les bêtes jouissent de la nourriture et des voluptés corporelles ; mais il n’y a que l’animal doué de raison qui puisse user de quoi que ce soit. Car il n’est pas donné aux êtres privés de raison, ni aux êtres raisonnables devenus insensés, de connaître le but auquel il faut rapporter chaque chose. Or celui qui ne connait pas le but auquel une chose doit être rapportée, ne peut en user ; et personne ne peut connaître ce but, si ce n’est le sage. C’est pourquoi mal user s’appelle plus justement abuser. En effet ce dont on use mal ne sert à personne, et ce qui ne sert pas n’est pas utile. Or tout ce qui est utile, est utile par l’usage ; on n’use donc que de ce qui est utile. Donc aussi celui qui use mal, n’use pas. Or la raison parfaite de l’homme use d’abord d’elle-même pour comprendre Dieu, afin de jouir de Celui par qui elle a été faite. Puis elle use des animaux doués de raison pour en faire sa société, et de ceux qui en sont privés, pour exercer son autorité. Elle rap- porte aussi sa vie à la jouissance de Dieu : car c’est ainsi qu’elle est heureuse. Elle use donc aussi d’elle-même : et sa misère commence quand, par orgueil, elle se rapporte à elle-même, et non à Dieu. Elle use aussi de certains corps pour les animer et faire le bien comme du sien par exemple ; elle use de quelques autres pour les adopter ou les repousser par raison de santé ; de quelques-uns pour les supporter et exercer sa patience ; de ceux-ci pour en tirer parti dans l’intérêt de la justice, de ceux-là pour les considérer et y chercher quelque enseignement de la vérité ; il en est même dont elle use en s’en abstenant, pour pratiquer la tempérance. Ainsi elle use de tout, sensible ou non sensible : car il n’y a pas de troisième catégorie. Or elle juge de tout ce dont elle use ; seulement elle ne juge point de Dieu, parce que c’est selon Dieu qu’elle juge du reste : elle n’use pas de lui, mais elle en jouit. Car on ne doit point rapporter Dieu à autre chose ; parce que tout ce qui doit être rapporté à autre chose, est inférieur à la chose même à laquelle il doit être rapporté. Or rien n’est supérieur à Dieu, ni par le rang, ni par l’excellence de sa nature. Donc tout ce qui a été fait a été fait pour l’usage de l’homme, parce que la raison, qui a été donnée à l’homme, use de chaque chose en en jugeant. Avant sa chute, l’homme n’usait point de ce qui exerce la patience ; depuis la chute, il n’en use que quand il est converti et devenu, même avant la mort du corps, ami de Dieu autant que possible, en le servant de bon cœur.

XXXI. — Opinion de Cicéron sur la nature de la