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été dit ci-dessus : « À celui qui veut t’appeler en justice pour t’enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau[1]. » Et, d’après cela encore, ce n’est pas à tout débiteur pécuniaire qu’il faut remettre sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu’il est disposé à plaider : car, dit l’Apôtre, « il ne faut pas qu’un serviteur de Dieu dispute[2]. » Il faut donc remettre une dette d’argent à celui qui ne veut la payer ni volontairement ni sur réclamation. En effet il ne refuse de payer que pour deux raisons : ou parce qu’il n’a pas de quoi, ou – parce qu’il est avare et avide du bien d’autrui. Or dans l’un et l’autre cas c’est indigence ; là, de biens, ici, de volonté. Ainsi remettre à un tel débiteur c’est remettre à un pauvre, c’est faire une œuvre chrétienne, en partant de cette règle fine : Qu’il faut être prêt à perdre ce qu’on nous doit. Mais si on emploie toutes les voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue d’intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d’avoir de quoi rendre et de ne pas rendre ; non seulement on ne pêche pas, mais on rend un grand service. Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à s’approprier l’argent d’autrui : perte incomparablement plus grande. D’où il faut conclure que dans ces paroles : « Remettez-nous nos dettes, » il n’est pas précisément question d’argent, mais de toutes les offenses que l’on peut commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet celui-là vous offense, qui refuse de vous rembourser l’argent qu’il vous doit, quand il le peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire : « Remettez-nous, comme nous remettons. » Si au contraire vous lui pardonnez, c’est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les offenses même en matière pécuniaire.

29. On pourrait sans doute encore ajouter que quand nous disons : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons » nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose l’obligation de prier pour nos ennemis[3], ne s’applique pas à ceux qui nous demandent pardon : car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est impossible de dire qu’on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc convenir qu’il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez longuement plus haut[4].

==CHAPITRE IX.==

DE LA TENTATION.

30. Voici la sixième demande : « Et ne nous induisez pas en tentation. » Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens : car l’un et l’autre sont traduits du mot grec εἰςενέγκης. Beaucoup disent, en récitant la prière : « Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation » afin de mieux expliquer le sens de cette expression, induisez. Car Dieu par lui-même n’induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même c’est pour des causes manifestes que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d’être tenté. Sans tentation personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit : « Celui qui n’a pas été tenté, que sait-il[5] ? » ni pour les autres, suivant la parole de l’Apôtre : « Et l’épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l’avez point méprisée[6] ;» car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c’est que les tribulations qu’il avait éprouvées selon la chair, n’avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu’elles arrivent, nous connaît même avant les tentations.

31. Quant à ces paroles : « Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l’aimez[7] » il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C’est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux ; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d’autres locutions de ce genre ou introduites par l’usage, ou employées par le langage des docteurs ou même usitées dans les saintes Écritures ! C’est ce que

  1. Mat. 5, 40
  2. 2Ti. 2, 24
  3. Mt. 5, 44
  4. Liv. 1, ch. 19, XX
  5. Sir. 34, 9-11
  6. Gal. 4, 13-14
  7. Deu. 13, 3