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un vêtement, une maison, un fond de terre, une bête de somme, et en général, tout ce qui s’apprécie en argent. Mais cela doit-il s’appliquer aux esclaves ? C’est une grave question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave comme un cheval ou un meuble d’argent, bien que peut-être l’esclave ait moins de valeur qu’un cheval, et surtout qu’un objet en or ou en argent. Mais si toi, maître, tu l’élèves, le diriges, plus sagement, plus honnêtement, si tu le mets en état de servir Dieu mieux que ne le ferait celui, qui désire te l’enlever : je ne sais si personne osera te conseiller de n’en tenir pas plus de compte que d’un vêtement. Car l’homme doit aimer son semblable comme lui-même : l’homme à qui le Seigneur commande d’aimer même les ennemis, ainsi que le démontre la suite de notre texte.

60. Du reste il faut remarquer que toute tunique est un vêtement, mais que tout vêtement n’est pas une tunique. Le mot vêtement à donc un sens plus étendu que le mot tunique. C’est pourquoi je pense que quand le Sauveur dit : « Et à celui qui vient t’appeler en justice pour enlever ta tunique, abandonne encore ton vêtement » c’est comme s’il disait : à celui qui t’enlève ta tunique, abandonne encore tes autres vêtements. Aussi quelques interprètes ont-ils adopté le mot pallium, manteau, en grec, ίμάτιον.

61. « Et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. » Il s’agit moins ici d’une démarche réelle que de la disposition du cœur. Car dans l’histoire sainte elle-même, qui fait autorité, vous ne trouverez pas que, les saints aient rien fait de ce genre, non plus que le Seigneur, bien qu’il eût revêtu notre humanité pour nous donner un modèle de conduite. Et cependant vous les trouverez à peu près partout, disposés a supporter les exigences les plus injustes. Mais ces paroles : « Fais-en deux autres mille » n’auraient-elles pas pour but de compléter le nombre trois, symbole de la perfection, en sorte que, en agissant ainsi, chacun se souvienne qu’il accomplit la justice parfaite, puisqu’il supporte avec bonté les infirmités de ceux qu’il désire voir guéris ? On pourrait alors admettre que c’est dans la même intention que le Christ aurait formulé trois préceptes : le premier, si quelqu’un te frappe sur la joue ; le second, si quelqu’un veut t’enlever ta tunique ; le troisième, si quelqu’un te contraint de faire avec lui mille pas : et, dans ce dernier exemple, il aurait ajouté deux à un pour former trois. Que si ce nombre ne signifie pas ici la perfection, comme nous l’avons dit ; nous l’entendons dans ce sens que le Seigneur, commençant par le précepte le plus facile, avance peu à peu jusqu’à demander qu’on supporte deux fois plus qu’il n’est exigé. En effet il veut d’abord qu’on présente la joue gauche quand la droite a été frappée, pour que vous soyez disposé à souffrir une injure moindre que celle que vous avez soufferte : car tout ce qui se rattache au côté droit est plus précieux que ce qui est désigné par le côté gauche, et celui qui a eu à souffrir dans un objet plus cher, supportera plus aisément une perte dans un objet de moindre valeur. Ensuite le Sauveur veut qu’on abandonne son manteau à celui qui vient nous enlever notre tunique ; c’est-à-dire l’équivalent, ou quelque chose de plus, mais non pas le double. Troisièmement, en ordonnant de faire deux mille pas de plus avec celui qui en exige mille, il vous commande de supporter le double : voulant insinuer par là que, soit qu’un méchant vous fasse un peu moins de tort qu’il ne vous en a déjà fait, ou autant, ou plus, il faut tout supporter avec patience.

CHAPITRE XX.

CORRECTION FRATERNELLE.

62. Je pense que ces trois exemples renferment toute espèce d’injustice. En effet nous divisons en deux catégories tous les actes d’improbité dont nous pouvons être victimes : ceux qui ne peuvent pas être réparés et ceux qui peuvent l’être. Dans le premier cas on cherche ordinairement un soulagement dans la vengeance. Mais à quoi sert de rendre coup pour coup ? La partie du corps, qui a été blessée, est-elle guérie pour autant ? Mais l’âme enflée d’orgueil cherche de telles consolations : l’âme saine et forte n’y trouve point de plaisir ; bien plus, elle aime mieux supporter avec bonté la faiblesse d’un autre, que de chercher dans le mal d’autrui un allégement à la sienne, qui d’ailleurs n’existe pas.

63. Du reste on ne défend point ici la vengeance qui peut corriger : elle fait même partie de la miséricorde, et n’empêche pas d’être disposé à tout souffrir de la part de celui qu’on voudrait voir meilleur. Mais personne n’est apte à exercer cette espèce de vengeance que celui chez qui l’amour est assez puissant pour dominer