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différence y a-t-il entre être soumis au jugement, ou au conseil, ou à la géhenne du feu ? Car cette dernière punition est la plus grave, et le Seigneur nous avertit qu’il y a certains degrés entre les fautes légères et les fautes graves, jusqu’à ce qu’on arrive à la géhenne du feu. Et si le jugement est moins à craindre que le conseil, le conseil doit aussi l’être moins que la géhenne du feu ; par conséquent il faut entendre qu’il est moins coupable de se fâcher sans raison contre son frère que de lui dire : Raca, et moins coupable de lui dire : Raca, que de lui dire Fou. En effet la punition ne serait pas graduée, si les fautes elles-mêmes ne l’étaient.

23. Dans tout cela il n’y a qu’un mot d’obscur : « Raca » qui n’est ni grec ni latin ; les autres sont usités dans notre langue. Quelques-uns ont voulu tirer cette expression du grec et traduisent Raca, par : couvert de haillons, en le faisant dériver de racos haillon. Mais quand on leur demande comment ils rendent en grec ces mots : couvert de haillons, ils ne répondent point Raca. D’ailleurs le traducteur latin aurait très-bien pu mettre pannosus, au lieu de Raca, et ne pas employer une expression qui n’est usitée ni en latin ni en grec. Je trouve plus raisonnable ce que m’a dit un Juif que j’interrogeai là-dessus : à savoir que ce mot n’a pas de sens propre, mais qu’il sert simplement à exprimer le mouvement de l’âme en colère. Les grammairiens appellent interjections ces parties du discours servant à exprimer les émotions de l’âme ; comme hélas ! Par exemple, qui exprime la douleur, et hem ! La colère. Ces mots sont propres à chaque langue et ne se rendent pas facilement dans une autre ; c’est ce qui a obligé les traducteurs grec et latin à donner ce mot, dont ils ne trouvaient pas l’équivalent chez eux.

24. Il y a donc des degrés dans ces péchés. Tout d’abord un homme se fâche, et contient ce mouvement dans son cœur. Si son émotion lui arrache un terme de colère, qui n’a pas de sens peut-être, mais qui atteste par son impétuosité l’émotion elle-même et va frapper celui à qui elle s’adresse ; il est plus coupable que s’il eût étouffé en silence sa passion naissante. Que si l’indignation ne se contente plus d’une simple exclamation, mais profère une parole qui exprime clairement, nettement, un blâme : peut-on douter que la faute ne soit plus grave que si tout s’était borné à une interjection ? Il n’y a donc tout d’abord qu’une seule chose, la colère : puis deux, la colère et le mot qui l’exprime puis trois, la colère, le mot qui l’exprime et dans ce mot l’expression positive du blâme. Voyez maintenant les trois punitions : le jugement, le conseil et la géhenne du feu. Dans le jugement il y a encore place pour la défense : dans le conseil, bien que le jugement s’y rencontre aussi, il faut cependant admettre une différence, c’est qu’il s’agit surtout d’y prononcer l’arrêt : car il n’est plus question de décider si le prévenu doit être condamné, mais les juges délibèrent entre eux sur l’espèce de punition qu’il faut lui infliger. Enfin la géhenne du feu n’implique point de doute sur la condamnation, comme le jugement ; ni d’incertitude sur la peine, comme le conseil : chez elle il y a tout à la fois condamnation et supplice du condamné. On voit donc qu’il y a des degrés dans le péché et dans la punition ; mais qui saurait dire par quels modes invisibles l’application proportionnelle en est faite aux âmes ? On peut donc mesurer la distance qui sépare la justice des pharisiens de cette autre justice plus grande qui donne place dans le royaume des cieux, en ce que, l’homicide étant plus grave qu’une parole injurieuse, cependant là, l’homicide soumet au jugement ; et ici la simple colère même, la plus légère des trois fautes mentionnées ci-dessus ; là encore la question de l’homicide se jugeait au tribunal des hommes, tandis qu’ici tout est abandonné au jugement de Dieu, où le condamné aboutit à la géhenne du feu. Or si l’on dit que dans cette justice plus grande, où une injure est punie de la géhenne du feu, l’homicide doit subir une punition plus sévère, on, est par la même obligé de comprendre qu’il y a aussi des degrés dans la géhenne du feu.

25. Sans doute, dans ces trois sentences il faut avoir égard aux mots sous-entendus. Il n’y en a point dans la première, où se trouvent toutes les expressions nécessaires : « Quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement. » Mais dans la seconde où il est dit : « Celui qui dira à son frère : Raca » il faut sous-entendre : sans raison, puis ajouter sera soumis au conseil[1]. » Et dans le troisième où il est dit : « Mais celui qui dira : Fou : » il faut sous-entendre deux choses : à son frère, et sans raison. C’est ainsi qu’on justifie l’Apôtre, qui appelle les Galates insensés[2], bien qu’il leur donne

  1. Rét. 1, ch. 19, n. 4
  2. Gal. 3, 1