Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome IX.djvu/464

Cette page n’a pas encore été corrigée

« Comme le lis est au milieu de quelques épines, ainsi est ma bien-aimée au milieu de quelles filles ? » Quelles sont ces filles que vous appelez des épines ? Elles sont pour moi des épines à cause de leurs mœurs, et des filles à cause de mes sacrements. Plût à Dieu que l’on n’eût à gémir que parmi les étrangers ! on en gémirait moins. Mais combien est plus amer ce gémissement : « Si un ennemi m’eût outragé, je l’eusse supporté ; si un homme irrité se fût élevé contre moi, je me serais dérobé à ses poursuites ». Ainsi dit le psaume ; celui qui connaît les saintes lettres peut suivre ; que celui qui les ignore, les apprenne et suive : « Si l’homme qui me haïssait eût répandu la malédiction sur moi, je me serais dérobé à lui ; mais toi, qui n’étais qu’un avec moi, toi, mon guide, mon ami, qui prenais avec moi la douce nourriture[1] ». Quelle douce nourriture prennent-ils donc avec nous, ceux qui n’y doivent pas être éternellement ? Quelle douce nourriture, sinon : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux[2] ? » C’est au milieu d’eux que nous devons gémir.
9. Mais comment le chrétien pourrait-il se séparer, pour ne pas vivre parmi les faux frères ? Où ira-t-il ? Que fera-t-il ? Dans la solitude ? Les scandales l’y suivront. Celui qui avance dans la vertu, doit-il se séparer de manière à ne plus supporter les hommes ? Et qu’arriverait-il, si nul ne le supportait lui-même avant ses progrès ? Si donc les progrès qu’il fait l’empêchent de supporter personne, par là même qu’il ne veut point souffrir les autres, il est convaincu de n’avoir fait aucun progrès. Que votre charité veuille bien écouter. « Supportez-vous mutuellement », dit l’Apôtre, « dans la charité, vous efforçant de conserver l’union des cœurs dans les liens de la paix[3] ». « Supportez-vous mutuellement » n’as-tu donc rien qu’un autre doive supporter ? Tu m’étonnerais, si tu n’avais rien ; mais admettons qu’il n’y ait rien en toi, tu es d’autant plus fort pour supporter les autres, que les autres n’ont rien à supporter de ta part. Si tu ne fais rien supporter, supporte les autres. Je ne saurais, diras-tu. Donc tu as en toi quelque chose que l’on doit supporter. « Supportez-vous mutuellement dans la charité ». Tu abandonnes le genre humain, tu te sépares afin que nul ne te voie ; à qui seras-tu utile ? En serais-tu arrivé là, si nul ne t’avait aidé ? Parce que tu crois avoir le pied assez agile pour passer le fleuve, vas-tu couper le pont ? C’est vous tous que j’exhorte, mes frères, c’est la voix de Dieu qui vous exhorte : « Supportez-vous mutuellement dans la charité ».
10. Je me serai, dit un autre, je me séparerai avec quelques gens de bien, et j’aurai la paix avec eux. Car il y a impiété, cruauté même à n’être utile à personne. Telles ne sont point les leçons du Seigneur mon Dieu, qui condamne un serviteur, non pour avoir usé de l’argent qu’il avait reçu, mais pour n’en avoir tiré aucun profit. Mesurons la peine du voleur à la peine du paresseux : « Serviteur méchant et paresseux », dit le maître en le condamnant. Il ne dit point : Tu as tourné à ton profit mon argent ; il ne dit point : Je t’ai confié, et tu ne m’as point remis le dépôt entier ; mais parce que ce dépôt ne s’est point accru, parce que tu ne l’as point mis à la banque, je punirai ton indolence[4]. Le Seigneur en effet est avare de notre salut. Je me séparerai donc, dit cet homme, avec quelques hommes choisis : qu’ai-je à faire avec la foule ? C’est bien : mais ces quelques bons, de quelle foule ont-ils été tirés ? Si toutefois ce petit nombre est tout à fait bon, c’est une pensée humaine, mais une pensée bonne et louable de vivre avec ceux qui ont choisi une vie paisible, de vous retirer loin du bruit populaire, des foules tumultueuses, et ne chercher comme dans un port un abri contre ces grands flots du monde. Mais est-ce bien là qu’on trouve cette joie pleine ? Est-ce bien là cette jubilation qu’on se promettait ? Pas encore ; mais on y gémit encore, on y éprouve encore des tentations. Ce port a quelque part une entrée ; puisque s’il était fermé de toutes parts on n’y pourrait pénétrer : il est donc ouvert quelque part ; mais par cette ouverture le vent s’engouffre quelquefois, et les vaisseaux qui ne craignent rien des rochers, se brisent les uns contre les autres. Où sera donc la sûreté, si elle n’est dans le port ? Et néanmoins on est plus heureux dans le port qu’en pleine mer, il faut l’avouer, je l’accorde, c’est la vérité. Que ces vaisseaux dans le port s’aiment donc mutuellement, qu’ils se tiennent unis étroitement, et ne se heurtent point : qu’ils gardent l’égalité, l’uniformité, une charité constante ; et quand par

  1. Ps. 54,13-15
  2. Id. 33,8
  3. Eph. 4,2-3
  4. Mt. 25,14-30