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trop divergents, on voit deux flambeaux, un bâton dans l’eau paraît brisé : il y a mille exemples de ce genre. Une autre illusion consiste à identifier les objets qui ont même couleur, même son, même odeur, même saveur ou qui font la même impression au toucher : une drogue en cire jaune fondue dans une marmite ressemble à un légume ; une voiture qui passe produit l’effet du tonnerre ; si on flaire une certaine plante, fort goûtée des abeilles, sans être averti par les autres sens, on croit aspirer le parfum du citron ; tout aliment doux parait apprêté au miel ; un anneau palpé dans les ténèbres, semble d’or, et il est de cuivre ou d’argent ; des images, qui assaillissent l’âme soudainement, la troublent et lui font croire qu’elle rêve comme dans un songe. Aussi faut-il dans toutes les visions sensibles, appeler les autres sens en témoignage et surtout recourir au contrôle de la raison, afin do découvrir ce qu’elles contiennent de vrai, autant qu’on le peut en pareille matière. Dans les visions spirituelles, l’âme se trompe en prenant les images pour les corps, ou bien en attribuant aux corps, sans les avoir vus, des qualités qu’elle avait imaginées sur de vagues et fausses conjectures. La vision rationnelle seule est incompatible avec l’erreur : car si l’on comprend, on est dans le vrai, si l’on n’est pas dans le vrai, on ne comprend pas : de là vient qu’il est fort différent de se tromper sur ce que l’on voit ou de se tromper parce qu’on ne voit pas.

CHAPITRE XXVI. DEUX SORTES D’EXTASES : SPIRITUELLE OU RATIONNELLE.


53. L’âme voit-elle apparaître des images, analogues à celles que l’esprit conçoit, dans un transport qui l’arrache à l’influence des sens par un effet plus énergique que le sommeil, quoique moins puissant que la mort ? C’est un avis d’en haut qu’elle ne voit plus les corps, mais les images des corps, par une opération surnaturelle de l’esprit, à peu près comme on a conscience d’avoir un songe même avant d’être éveillé. Si ces images expriment des évènements à venir et qu’on lise les faits sous le symbole, soit avec la raison éclairée d’une lumière surnaturelle, soit avec le concours d’un ange qui explique la vision à mesure qu’elle apparaît, comme cela se fit pour Saint Jean[1], c’est une révélation sublime ; peu importe que la personne inspirée ignore si elle est dans son corps ou en dehors de son corps, si elle est morte ou non, à moins qu’on ne l’en instruise.
54. Ici l’âme est soustraite à l’influence des sens et ne voit plus que les images telles que l’esprit les conçoit : supposez de même qu’elle soit soustraite à l’influence de l’imagination et ravie dans la région des vérités purement intelligibles où la vérité apparaît dégagée de toute image matérielle, de tous les nuages dont l’enveloppent les fausses opinions ; à cette hauteur ses vertus s’exercent sans peine ni fatigue. L’énergie devient inutile à la tempérance, pour dompter les passions, au courage, pour soutenir les coups de l’adversité, à la justice, pour châtier le mal, à la prudence, pour éviter l’erreur. La vertu se réduit toute entière à aimer ce qu’on voit ; la félicité souveraine consiste à posséder ce qu’on aime. Là se puise à sa source le bonheur dont quelques gouttes seulement arrivent jusqu’à la vie humaine pour lui faire traverser les tentations du monde avec tempérance, courage, justice., prudence. Ce repos sans mélange d’inquiétude, cette vue ineffable de la vérité, voilà, en effet, le but suprême où tendent tous nos efforts à triompher des plaisirs, à vaincre l’adversité, à soulager la misère d’autrui, à résister aux séductions. Là on contemple Dieu dans ses clartés, et non plus à travers les nuages d’une vision sensible, comme au mont Sinaï[2], ou les symboles d’une vision spirituelle, comme celles d’Isaïe[3], ou de Jean[4] : on le voit face à face et sans voile, tel que l’âme humaine peut le comprendre, tel que sa grâce le découvre à ceux qu’il juge dignes de participer plus ou moins intimement à l’entretien où il parle directement, je ne dis pas aux sens, mais à l’intelligence.

CHAPITRE XXVII. A QUELLE ESPÈCE DE VISIONS FAUT-IL RAPPORTER CELLE OU MOISE VIT DIEU ?


Ainsi doit s’entendre, selon moi, la vision de Moïse[5].
55. Il avait désiré voir Dieu, comme on peut le lire dans l’Exode : il souhaitait le voir, non sous la forme qu’il avait empruntée pour lui apparaître sur le mont Sinaï ou dans le tabernacle[6], mais dans son essence même, sans les voiles dont il s’enveloppait pour frapper les

  1. Apoc. 1, 10, et suiv
  2. Exod. 19, 18
  3. Is. 6, 1
  4. Apoc.
  5. Nb. 12, 8
  6. Ex. 19, 18 ; 33, 9