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CHAPITRE IX. QUE LE NOM DE PROPHÉTIE SE RATTACHE A LA RAISON.


20. Il ne saurait donc y avoir de prophétie complète, si la raison ne survenait pour interpréter les signes que l’esprit aperçoit sous une forme sensible : à ce titre ; le don de prophétie consiste plutôt à interpréter une vision qu’à l’avoir. C’est ce qui fait voir que la prophétie se rattache plutôt à la raison qu’à cette faculté inférieure à la raison, où se peignent les ressemblances des réalités corporelles et que nous nommons esprit, spiritus, en prenant ce mot dans un sens particulier. Aussi Joseph comprenant ce que signifiaient les sept vaches et les sept épis, était plutôt prophète que Pharaon qui les avait vus[1] : chez Pharaon, l’esprit avait été modifié pour voir ; chez Joseph, la raison avait été éclairée pour comprendre. L’un avait le don de la langue, l’autre le don de prophétie, en ce sens que l’un pouvait s’imaginer les objets et l’autre interpréter les images. On est donc prophète à un degré inférieur, quand on ne voit que les signes des idées sous des images matérielles représentées dans l’esprit ; à un degré supérieur, quand on a la puissance d’interpréter les signes ; le don de prophétie au degré éminent consisté à voir par l’esprit les symboles des idées et à les comprendre par la pénétration de la raison ; c’est ainsi que la supériorité de Daniel éclata dans l’épreuve à laquelle il fut soumis Il sut tout ensemble révéler au roi le songe qu’il avait eu et lui en expliquer le sens[2]. En effet les images qui composaient ce songe furent gravées dans son esprit, les lumières pour en comprendre la signification éclairèrent sa raison. On reconnaît ici la distinction établie par l’Apôtre.« Je prierai avec esprit, je prierai aussi avec la raison » c’est-à-dire, de telle façon que l’esprit conçoive les images et que la raison en pénètre le sens : voilà pourquoi j’appelle spirituelle la vision qui consiste à nous représenter les choses comme le fait l’imagination en l’absence des objets.

CHAPITRE X. DE LA VISION RATIONNELLE.


21. La vision intellectuelle, qui dépend de la raison, est la plus élevée. Le mot raison m’admet pas une foule d’acceptions comme le terme d’esprit. Les mots intellectuel et intelligible offrent le même sens. On a toutefois voulu établir entre eux une distinction assez profonde aux yeux de quelques philosophes : l’objet perçu par la raison seul serait intelligible, la faculté de le percevoir serait intellectuelle. Mais existe-t-il un être qui ne soit qu’intelligible sans avoir le don de l’intelligence ? C’est là un problème très difficile. Mais à mes yeux on ne saurait croire ni avancer qu’il existe un être capable devoir par la raison, sans qu’il ne soit aussi du domaine de la raison. D’après cette distinction la raison serait intelligible, en tant qu’elle pourrait être vue ; elle serait intellectuelle, en tant qu’elle pourrait aussi voir. Mais laissons de côté le problème fort difficile de savoir s’il existe un être qui ne soit accessible qu’à la raison sans avoir la raison lui-même, et convenons de regarder les mots intelligible et intellectuel comme synonymes.

CHAPITRE XI. LA VISION SENSIBLE SE RATTACHE A LA VISION SPIRITUELLE ET CELLE- 101 A LA VISION RATIONNELLE.


22. Analysons ces trois modes de vision, afin d’aller successivement du plus humble au plus élevé. Déjà nous avons offert un exemple qui les renferme tous. Quand on lit ces mots : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[3] » on voit les lettres par le ministère des sens, on se représente le prochain par une opération de l’esprit, enfin on conçoit l’amour par un effort de la raison. Cependant on pourrait se représenter les lettres sans les avoir sous les yeux, comme on pourrait voir le prochain lui-même en face de soi : quant à l’amour, on ne peut ni voir son essence avec les yeux du corps, ni le concevoir sous une image qui le reproduise ; il n’est connu ni saisi que par la raison. La vision sensible ne saurait être la principale : les perceptions dont elle est le canal se transmettent à l’esprit comme à une faculté supérieure. Un objet frappe-t-il les yeux ? Aussitôt son image se peint dans l’esprit : mais on ne peut reconnaître cette impression, qu’à l’instant où, l’objet disparu, on retrouve son image dans l’esprit. Si l’âme n’est pas raisonnable, ainsi celle de la bête, les yeux ne communiquent rien au-delà de cette image. Si l’âme est raisonnable, l’image se transmet jusqu’à l’intellect, faculté supérieure à l’esprit ; et quand la perception des yeux, transmise à l’esprit sous forme d’image, cache une idée, la raison

  1. Gen. 41, 1-32
  2. Dan. 2, 27-45 ; 4, 16-21
  3. Mt. 22, 39