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qu’ayant vu un ciel matériel sans le concours des sens, il eût été incapable de savoir s’il y avait été ravi avec ou sans son corps.
14. Or, l’Apôtre ne peut-être soupçonné de mensonge, lui qui distingue si scrupuleusement ce qu’il sait de ce qu’il, ne sait pas ; peut-être donc ne reste-t-il plus qu’une conclusion à admettre : c’est qu’il ignorait, au moment ou il fut ravi au troisième ciel, s’il était dans son corps au même titre que l’âme continue d’y résider, quand le corps est vivant soit à l’état de veille, soit dans le sommeil, soit dans un transport extatique qui suspend les opérations des sens ; ou bien s’il était hors de son corps devenu un cadavre jusqu’au moment où la vision étant terminée, la vie rentra dans les organes. Il serait alors revenu à lui-même, non comme un homme qui sort du sommeil ou qui reprend ses sens à la suite d’une extase, mais comme un mort qui ressuscite. Par conséquent, ce qu’il a vu dans son ravissement au troisième ciel, ce qu’il est sûr d’avoir vu, est une réalité et non un produit de l’imagination ; mais il n’était pas évident à ses yeux que son âme, dans ce transport surnaturel eût quitté le corps, ou que son intelligence eût été ravie au ciel pour y voir et y entendre des choses ineffables, tandis que l’âme aurait continué d’animer le corps. Voilà peut-être la raison qui lui fait dire : « Si ce fut avec ou sans son corps, je ne sais. »

CHAPITRE VI. TROIS MANIÈRES DE VOIR LES CHOSES.


15. Percevoir indépendamment de l’imagination et des sens les objets en eux-mêmes, c’est la vision la plus haute. Je vais expliquer, dans la mesure des forces que Dieu me prêtera, la vision et en distinguer les espèces. Ce commandement « Tu aimeras le prochain comme toi-même » peut nous offrir la vision sous un triple aspect. D’abord on le voit par les yeux, en lisant les lettres qui le composent ; ensuite par l’esprit, qui se représente le prochain même en son absence ; enfin par une intuition de la raison, qui découvre l’amour lui-même. Rien de plus facile à comprendre que le premier genre de vision celui qui nous fait découvrir le ciel, la terre et tous les objets qui y frappent nos regards. Il n’est pas, difficile non plus d’expliquer le second : c’est celui qui nous permet de concevoir les objets en leur absence. Ainsi nous avons la faculté de nous représenter même au milieu des ténèbres, le ciel, la terre et tout ce qui peut y tomber sous les yeux ; sans rien voir des yeux du corps, nous apercevons les images des corps, soit réelles, quand elles représentent les corps eux-mêmes et que la mémoire les reproduit ; soit idéales, quand elles sont une conception de l’esprit. On ne se fait pas de Carthage, si on la tonnait, la même image que d’Alexandrie, si on ne la connaît pas. Le troisième genre de vision a pour objet les idées, comme celle d’amour, auxquelles ne correspond aucune image qui les représente exactement. En effet, un homme, un arbre, le soleil, bref un corps sur la terre ou dans le ciel, apparaissent sous leur forme, quand ils sont présents, et se conçoivent sous des images imprimées dans l’esprit, quand ils sont absents delà par rapport à eux, deux genres de vision s’opérant l’une au moyen des sens, l’autre au moyen de l’esprit qui conçoit l’image des objets. Quant à l’amour, apparaît-il à l’esprit tantôt dans sa nature ; réelle, tantôt sous une image qui le reproduit, selon qu’on le conçoit ou qu’on se le rappelle ? Non assurément, on le voit avec plus ou moins de clarté, selon la portée de soit esprit ; on ne le voit plus, quand on songe à quelque forme sensible.

CHAPITRE VII. DE LA VISION SENSIBLE, SPIRITUELLE, RATIONNELLE. LA PREMIÈRE SUPPOSE UN OBJET RÉEL OU UNE MÉTAPHORE : LA SECONDE S’EXERCE DE PLUSIEURS MANIÈRES.


16. Tels sont les trois genres de vision dont nous avons parlé dans les livres précédents, quand le sujet, a exigé, sans toutefois les classer : comme nous allons maintenant les expliquer avec quelque, étendue il est bon de les désigner par des termes précis, afin d’éviter l’embarras des circonlocutions. Appelons donc la première sensible, parce qu’elle à besoin pour s’exercer des opérations des sens. Nommons la seconde spirituelle; en effet on appelle avec raison esprit tout être qui existe sans être corporel : or l’image d’un corps en son absence, quoiqu’elle en reproduise la forme, n’est point corporelle, non plus que la perception qu’on en a. Appelons la troisième rationnelle, du mot raison.
17. Il serait trop long d’approfondir la signification de ces termes : notre sujet l’exige peu ou point. Il suffira de savoir que le mot sensible ou corporel suppose tantôt une réalité, tantôt une simple métaphore.