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croyait voir en songe une autre chose, sans savoir si je ne voyais pas ce que je voyais actuellement. Tout en m’efforçant de lui prouver que ce n’était pas lui, j’étais amené à reconnaître en quelque sorte que c’était lui, car je n’aurais pu avoir avec lui cette conversation, si j’avais eu pleine conscience qu’il n’était rien. Ainsi dans ce phénomène de l’âme éveillée malgré le sommeil, il fallait bien qu’elle fût guidée par les représentations des corps, comme si elle avait été en présence de réalités.
4. Il m’a été donné d’entendre un homme de la campagne, à peine capable de s’exprimer, qui, dans une extase, avait le sentiment d’être éveillé et d’apercevoir un objet sans que ses yeux en fussent frappés. « Mon âme le voyait et non mes yeux » disait-il, autant que je puis me rappeler ses propres paroles. Il ne pouvait dire cependant si c’était un corps ou l’image d’un corps, cette distinction était trop subtile pour lui ; mais sa foi était si, naïve qu’en l’écoutant je croyais voir moi-même l’objet qu’il me racontait avoir vu.
5. Si donc Paul avait vu le Paradis dans une vision analogue à celles où Pierre vit une nappe qui descendait du ciel[1], où Jean aperçut tout ce qu’il a exposé dans son Apocalypse[2], où le prophète Ezeiel vit la plaine jonchée d’ossements qui reprenaient la vie[3] ; où Dieu apparut au prophète Isaïe, assis sur son trône et ayant en, sa présence les Séraphins avec l’autel où fut pris un charbon ardent par purifier les lèvres du prophète[4]; il est bien évident qu’il a pu ignorer s’il avait été ravi sans son corps ou hors de son corps.

CHAPITRE III. L’APÔTRE ATTESTE QU’IL A VU LE TROISIÈME CIEL SANS SAVOIR COMMENT.


6. Supposons qu’il ait été ravi sans son corps dans un séjour où il n’y avait aucun corps : on pourrait encore se demander si ce domaine était plein d’images matérielles, ou s’il ne renfermait que des natures indépendantes de la matière, comme Dieu, comme l’âme humaine, comme la raison, les vertus, la prudence, la justice, la chasteté, la charité, la piété, bref les êtres et les idées que nous concevons et que la raison seule nous permet de classer, de distinguer et de définir ; nous atteignons en effet ces idées sans distinguer ni dessin ni couleur, sans percevoir ni son, ni odeur, ni saveur, enfin sans être avertis par le tact qu’il y ait là une surface froide ou chaude, dure ou tendre, rude ou polie ; nous sommes guidés par une autre lumière, un autre éclat, une autre vue plus infaillible que les sensations et bien plus haute.
7. Revenons donc aux paroles même de l’Apôtre, examinons-les avec attention, en partant de ce principe incontestable que l’Apôtre avait une science du monde des esprits et des corps infiniment supérieure à celle que nous cherchons à nous former en tâtonnant. Or, s’il savait que les choses spirituelles ne peuvent être aperçues par les sens et que le corps seul peut voir les choses du corps, pourquoi ne concluait-il pas de la nature même des choses qu’il avait vues, la manière dont il les vit ? S’il était sûr qu’elles étaient spirituelles, pourquoi n’en concluait-il pas avec certitude qu’il les avait vues en.dehorsde son corps ? Si elles étaient matérielles, pourquoi ignorait-il qu’il ne pouvait les avoir vues qu’avec le corps ? D’où vient donc ce doute, sinon de l’incertitude même où il est d’avoir vu soit des corps soit des images matérielles ? Ainsi cherchons d’abord dans l’ensemble de ses paroles le point sur lequel il n’a pas le moindre doute ; nous verrons ensuite ce qui cause son incertitude, et nous comprendrons peut-être le secret de son doute, en saisissant le point qui ne lui en inspire aucun.
8. « Je connais un homme, dit-il, qui, il y a quatorze ans (était-ce dans cou corps ou hors de son corps ? Je l’ignore, Dieu le sait,) fut ravi jusqu’au troisième ciel. » Il sait donc qu’il y a quatorze ans un homme fut ravi jusqu’au troisième ciel, par la vertu du Christ ; sur ce point, aucun doute dans son esprit et par conséquent dans le nôtre. Fut-ce avec son corps ou en dehors de son corps ? voilà ce qu’il ne sait pas ; et comment oser dire avec certitude d’où vient son doute ? Faut-il donc conclure que nous devons à notre tour douter.dutroisième ciel où il assure que ce chrétien.futravi ? S’il.a vu une réalité, l’existence du troisième ciel est par là même démontrée. Si cette vision ne s’est composée que d’images matérielles, il ne s’agit plus du troisième ciel : c’est une apparition successive où le chrétien dont il parle, croit gravir le premier ciel, monter, au second, de là.apercevoirle troisième, où il croit s’élever encore et pouvoir dire qu’il a été ravi jusqu’au troisième ciel.

  1. Act. 10, 11
  2. Apoc. 1, 12, etc
  3. Eze. 37, 1-10
  4. Isa. 5, 1-7