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gardait-il contre les animaux ; mais pourquoi et comment ? Les bêtes faisaient-elles déjà à l’homme cette guerre qui fut la conséquence du péché ? Non sans doute : les animaux avaient été amenés devant l’homme qui leur avait donné des noms, comme nous allons bientôt le voir, et le sixième jour une nourriture commune leur avait été assignée par le commandement de la parole souveraine. D’ailleurs, les animaux eussent-ils inspiré quelque crainte, comment un seul homme aurait-il été capable de mettre le jardin à l’abri de leurs ravages ? Le parc ne devait pas être renfermé dans d’étroites limites, puisqu’il était arrosé par une source aussi abondante, et l’homme aurait apparemment été obligé de construire autour du parc, à force de travail, une clôture capable d’enfermer l’entrée au serpent : mais il aurait fallu un prodige pour chasser tous les serpents avant que l’enceinte n’eût été achevée.
22. Pourquoi ne pas comprendre une vérité qui crève les yeux ? L’homme fut établi dans le jardin afin de le travailler, en se livrant à cette culture qui excluait toute fatigue, comme nous l’avons dit, et qui était tout ensemble féconde en jouissances et en leçons sublimes pour un esprit éclairé : il fut chargé de le garder dans son propre intérêt, c’est-à-dire, en s’abstenant de toute faute qui le condamnerait à en sortir. Bref ; il reçoit un commandement qui devient pour lui un motif de garder le Paradis, puisqu’il ne doit pas en être chassé tant qu’il l’observera. On dit avec raison qu’un homme ne sait pas garder son bien, quand il le perd par sa conduite, lors même que cette fortune passe à'un autre qui a su l’acquérir, ou s’est rendu digne de la posséder.
23. Ce texte permet une autre interprétation qui vaut, je crois, la peine d’être exposée : c’est que l’homme même aurait été l’objet de l’activité et de la surveillance de Dieu [1]. Si l’homme travaille la terre, non pour la créer, mais pour la rendre belle et fertile, Dieu, à plus forte raison, travaille l’âme humaine, à qui il a donné l’être, pour la rendre juste : seulement l’homme ne doit pas renoncer à. Dieu par orgueil, commettre cette apostasie qui est le premier pas de l’orgueil, selon ce mot de l’Écriture : « Le commencement de l’orgueil est de s’éloigner de Dieu[2]. » Dieu étant le bien immuable, l’homme qui dans son corps et dans son âme n’a qu’une existence contingente, doit être tourné vers le bien absolu et s’y fixer, sous peine de ne pouvoir se former à la vertu et au bonheur. Par conséquent Dieu crée l’homme, pour lui donner le fond de son être, et tout ensemble le façonne et le garde pour le rendre bon et heureux ; l’expression d’après laquelle l’homme cultive la terre, déjà créé, pour l’embellir et la féconder, désigne aussi le travail par lequel Dieu forme l’homme, déjà créé, à la piété et à la sagesse ; il le garde, parce qu’en préférant son indépendance à la puissance supérieure de Dieu, et en méprisant la souveraineté du Créateur, l’homme ne peut être en sûreté.

CHAPITRE XI. L’AUTORITÉ DE DIEU RAPPELÉE A L’HOMME (Gen. 2, 15).


24. Ce n’est point par omission, à mon sens, mais pour donner une grande leçon, que l’Écriture ne dit jamais depuis le début de la Genèse jusqu’au verset où nous sommes arrivés le Seigneur Dieu: le mot Seigneur est absent. Dès qu’elle arrive à l’époque où l’homme est établi dans ce Paradis et reçoit l’ordre de le cultiver comme de le garder, elle s’exprime ainsi : « Et « le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait fait et le mit dans le jardin pour le cultiver et le garder. » La souveraineté de Dieu s’étendait sans doute sur les créatures qui avaient précédé l’homme ; mais ces paroles ne s’adressaient ni aux Anges ni à aucune autre créature que l’homme : elles avaient pour but de lui révéler tout l’intérêt qu’il avait à avoir Dieu pour Seigneur, et à vivre docilement sous son empire, au lieu d’abuser de sa propre puissance au gré de ses caprices. L’Écriture attend donc pour employer cette expression l’instant où l’homme est placé dans le Paradis pour s’y développer et s’y conserver sous la main de Dieu : alors elle ne dit plus seulement Dieu, comme tout à l’heure, elle ajoute le mot Seigneur. « Le Seigneur Dieu prit l’homme qu’il avait fait et le plaça dans le paradis afin de le façonner » à la justice, « et de le garder » pour assurer sa sécurité en exerçant sur lui cet empire qui n’est utile qu’à nous-mêmes. Dieu en effet peut se passer de notre soumission ; mais nous avons besoin de l’empire qu’il exerce sur nous pour cultiver notre âme et la garder : à ce titre il est seul. Seigneur, puisque notre dépendance, loin de lui valoir quelque avantage, ne sert qu’à nos intérêts et

  1. Le texte hébreu ne permet guère cette interprétation : le pronom, qui fait en latin et en grec toute la difficulté, est au féminin et se rapporte par conséquent au mot paradis, qui en hébreu est féminin. (Note de l’édition Migne.)
  2. Sir. 10, 14