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se sépare si complètement du monde extérieur, que, les yeux ouverts et intacts, elle ne voit pas une foule d’objets placés devant elle. L’attention devient-elle plus énergique ? Elle suspend brusquement sa marche, ne songeant plus à donner aucun signal aux forces motrices qui mettaient les pieds en mouvement. Quand la distraction, sans être assez profonde pour clouer le promeneur à sa place, est toutefois assez forte pour ne pas lui laisser le loisir d’apprendre de la partie, centrale du cerveau les mouvements qu’il exécute ; l’âme oublie d’où elle vient et où elle va ; elle dépasse sans y songer le but de sa course : l’organe est sain, mais elle est occupée ailleurs. Quant à ces atomes d’air et de lumière, qui émanent du ciel et qui sont les premiers à transmettre les ordres de l’âme pour donner la vie au corps, parce qu’ils confinent à l’être immatériel de plus près que l’eau et la terre, et servent immédiatement à gouverner la masse du corps, je ne veux point rechercher maintenant si Dieu les a tirés du ciel qui nous environne et s’élève au-dessus de nos têtes, pour les mêler et les associer au corps déjà animé, ou s’il les a formés du limon en même temps que la chair : je sortirais de mon sujet. Il est vraisemblable que tout corps peut se transformer en un autre corps : l’absurdité consisterait à croire qu’un élément matériel, quelqu’il soit, puisse servir à former l’âme.

CHAPITRE XXI. L’ÂME NE PEUT NI SORTIR DE LA MATIÈRE NI ÊTRE UN CORPS.


27. Il faut donc repousser l’opinion d’après laquelle il existerait un cinquième élément qui aurait servi à composer l’âme et qui, sans être identique à la terre, à l’eau, à l’air, au feu même, grossier comme le feu terrestre, ou subtil et brillant comme la clarté des cieux, formerait je ne sais quel élément nouveau qui n’a pas de nom dans les langues humaines [1]. Si, les partisans de cette opinion entendent avec nous par corps une substance étendue en longueur, largeur et profondeur, une pareille substance ne peut ni se confondre avec l’âme ni lui servir de principe. Pour ne pas multiplier les arguments, cette substance pourrait être divisée dans une de ses parties ou circonscrite par des lignes : or, supposez l’âme ainsi divisible, elle ne connaîtrait jamais la ligne, comme une suite de points indivisibles ; puisque le corps ne la présente pas.
28. D’ailleurs l’âme ne s’offre jamais à elle-même comme une substance étendue, quoiqu’elle ne puisse s’ignorer, même quand elle cherche à se connaître. En effet, quand elle se replie sur elle-même, elle a conscience de cette réflexion ; or, elle n’en aurait pas conscience, si elle ne se connaissait pas elle-même : car elle ne se cherche qu’en elle-même. Ainsi, puisqu’elle sait qu’elle se cherche, elle se connaît. Mais toutes les connaissances qu’elle acquiert, elle les acquiert dans son unité et tout entière. Donc, quand elle sait qu’elle se cherche, elle est tout entière occupée à se connaître et par conséquent se connaît tout entière ce n’est point un autre être qu’elle tonnait, c’est d’elle-même et dans son unité qu’elle prend conscience. Pourquoi donc cherche-t-elle encore à se connaître, si elle se connaît quand elle se cherche ? Assurément si elle ne se connaissait pas, elle ne pourrait pas se connaître au moment qu’elle se cherche : mais elle a conscience d’elle au moment où elle s’analyse, et l’objet de ses recherches est de savoir son origine et sa fin. Quelle cesse donc d’avoir le moindre doute sur sa nature incorporelle : si elle était un composé de matière, elle se connaîtrait comme matière ; car elle a une idée plus nette d’elle-même que du ciel et de la terre qu’elle connaît par les yeux du corps.
29. Je ne m’arrêterai pas à montrer que la faculté de se représenter les formes des corps, faculté qui se révèle chez les animaux, chez les oiseaux, quand ceux-ci, par exemple, regagnent leur séjour habituel ou leur nid, est incompatible avec toute espèce de corps cependant l’imagination devrait être d’autant plus analogue à la nature matérielle, qu’elle contient pour ainsi dire les formes de tous les corps. Si cette faculté est évidemment incompatible avec la matière, en ce qu’elle peut non seulement garder et reproduire les images des objets, mais encore les varier à l’infini au gré de la fantaisie, à plus forte raison aucune autre faculté de l’âme ne permet de l’identifier à la matière.
30. Entend-on par corps l’être en général, je veux dire, toute espèce de substance ? Il faut bannir cette expression, si on ne peut pas se réduire à n’avoir aucun terme pour distinguer les corps de tout ce qui n’est pas lui. Cependant il ne faut pas trop se préoccuper d’une simple question de mots. A nos yeux l’âme n’appartient à aucun des quatre éléments si connus qui sont manifestement des corps : en même temps elle n’est point identique

  1. Cicéron. Tusc.liv. 4