qui tombent sous leur contrôle, il est fort possible qu’ils gardent éternellement cette propriété de juger. En effet, ils ne peuvent être effacés par l’oubli, comme les autres ; ils n’ont pas la même durée que les sons ni la même étendue que les nombres de réaction ; ils ne sont ni conduits ni prolongés comme les mouvements de progrès : car ces deux derniers nombres ne durent que le temps même de l’acte accompli ; or les nombres de jugement restent immuables, peut-être dans l’âme, à coup sûr au fond de la nature humaine, et, quoiqu’ils varient entre des limites plus ou moins éloignées, ils servent de règle aux nombres qui se produisent, pour les approuver, s’ils sont harmonieux, pour les censurer, s’ils sont faux.
19. Le M. Au moins m’accorderas-tu que, parmi les hommes, les uns sont plus vifs, les autres plus lents à sentir les nombres défectueux, et que la plupart n’en apprécient les défauts que par comparaison avec les nombres irréprochables, après avoir — expérimenté l.'harmonie des uns et la discordance des autres ? — L’E. D’accord. — Le M. Et d’où vient cette différence, sinon de la nature ou de l’exercice, ou de ces deux causes réunies ? — L’E. Elle ne peut venir, à mon sens, que de ces deux causes. — Le M. Est-il possible qu’un homme apprécie et sente, dans toute leur justesse, des intervalles de temps dont un autre est incapable de mesurer l’étendue ? — L’E. C’est possible, je le crois. — Le M. Eh ! si celui qui est incapable de sentir aussi profondément, s’exerce et joint l’étude à d’heureuses dispositions naturelles, pourra-t-il acquérir cette faculté ? — L’E. Sans aucun doute. — Le M. Mais ses progrès peuvent-ils aller jusqu’à juger de mouvements plus vastes ? Peut-il devenir capable, du moins en dehors des interruptions du sommeil, de saisir, dans ses rapports simples et compliqués, la succession des heures et des jours, des mois et des années, de la comprendre, à l’aide du jugement, et de l’approuver par un signe d’assentiment comme une série d’iambes en mouvement[1]? — L’E. Il ne le peut. — Le M. Et pourquoi ne le pourrait-il ? N’est-ce pas parce que chaque espèce d’êtres vivants a reçu, dans une exacte proportion avec l’ensemble des êtres, une capacité particulière pour apprécier les rapports d’espace et de temps ? Car, si leur corps est proportionné à l’ensemble de l’univers dont ils font partie, si leur durée est proportionnée à tous les siècles dont ils sont un point, leur manière de sentir ne l’est-elle pas aux actes qu’ils accomplissent conformément au mouvement universel dont ils sont comme un élément ? C’est ainsi qu’en renfermant tout, le monde, souvent appelé dans l’Écriture le ciel et la terre, est plein de grandeur : et il garde sa grandeur soit qu’on diminue soit qu’on augmente, dans une juste proportion, ses différentes parties. Et en effet, dans l’immensité des temps et des lieux, rien n’est grand, rien n’est petit absolument, mais d’après le degré de grandeur ou de petitesse qui sert de point de comparaison. Si donc, pour suffire aux actes de la vie charnelle, il a été donné à la nature humaine un sens dont la portée ne s’étend qu’à apprécier les intervalles de temps proportionnés à ce mode d’existence, ce sens est soumis à la même condition de mortalité que la nature humaine dégradée. L’habitude, dit avec raison le proverbe, est une seconde nature, une nature, pour ainsi parler, artificielle. Or l’expérience nous apprend que certains sens, qui, dans leur vivacité originelle, s’étaient formés par l’habitude à juger les objets matériels de toute espèce, ont été étouffés et anéantis par une autre habitude.
CHAPITRE VIII.
20. Du reste, quelles que soient les propriétés des nombres de jugement, leur prééminence éclate par le doute même, ou du moins par la recherche laborieuse que nous vaut la question de savoir s’ils sont périssables. Car, les autres nombres ne soulèvent pas même ce problème : et, sans les embrasser précisément tous, parce que quelques-uns s’étendent au-delà de leur domaine, les nombres de jugement en soumettent toutes les espèces à leur contrôle. En effet, les nombres de progrès, dans leur tendance à produire sur les organes une opération harmonique, sont modifiés par l’influence secrète des nombres de jugement. Qu’est-ce qui, dans une promenade, nous empêche de marcher à pas inégaux ; quand nous frappons, de mettre entre les
- ↑ Image charmante. Les heures sont au jour, les mois à l’année, comme les brèves aux longues dans un iambe.