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côté comment n’auraient-ils pas cette prééminence, puisqu’ils sont la cause et que les autres sont l’effet ? — Le M. Admire plutôt comment le corps agit sur l’âme. Cette influence n’existerait peut-être pas si, par l’effet du péché originel, le corps, que l’âme dans sa perfection première animait et gouvernait sans peine et sans embarras, n’eût été dégradé, soumis à la corruption et à la mort : toutefois il garde quelques traces de la beauté primitive et à ce titre il révèle suffisamment la dignité de l’âme quia conservé un reste de grandeur jusque dans son châtiment et ses infirmités. Ce châtiment, la sagesse suprême a daigné s’en charger dans un mystère ineffable et divin, lorsqu’elle a revêtu l’humanité en prenant, non le péché, mais la condition du pécheur. En effet elle a voulu naître, souffrir et mourir selon les lois de la nature humaine : sa bonté infinie l’a seule condamnée à cette humiliation, pour nous apprendre à éviter l’orgueil, cause légitime de tous nos maux, plutôt que les outrages qu’elle a essuyés malgré son innocence, à payer sans murmurer la dette que notre faute nous a fait contracter avec la mort, puisqu’elle l’a reçue elle-même sans y être condamnée. Les saints docteurs, bien plus éclairés que moi peuvent présenter, sur un si grand mystère, des considérations encore plus profondes et plus justes. Par conséquent nous ne devons plus être surpris que l’âme, agissant dans une enveloppe mortelle, ressente les modifications du corps, ni conclure de la supériorité de l’âme sur le corps que tout ce qui se passe en elle vaut mieux que ce qui se passe dans les organes.

Le vrai, j’imagine, te paraît supérieur au faux. — L’E. Quelle question ! — Le M. Eh bien ! l’arbre que nous voyons en songe existe-t-il réellement ? — L’E. Non. — Le M. Il a pris cette forme dans notre imagination, tandis que l’arbre', qui est en face de nous, frappe nos sens. Donc, si le vrai vaut mieux que le faux, malgré la supériorité de l’âme sur le corps, la vérité dans le corps vaut mieux que l’erreur dans l’âme. Mais si la supériorité de cette vérité tient moins à son origine sensible qu’à son propre caractère, peut-être l’infériorité de l’erreur vient-elle moins de l’âme, où elle est, que de sa propre nature. Aurais-tu quelque objection à me présenter ? — L’E. Aucune. — Le M. Voici une autre explication qui sans être moins satisfaisante touche de plus près à la difficulté. Ce qui convient vaut mieux que ce qui ne convient pas : en doutes-tu ? — L’E. Loin de là, j’en suis convaincu. — Le M. Eh bien ! le vêtement qui sied à une femme n’est-il pas indécent pour un homme ? — L’E. Assurément. — Le M. Pourquoi donc balancer à mettre les nombres sonores et matériels au-dessus de ceux à qui ils donnent naissance, bien que ces derniers soient des mouvements de l’âme et qu’elle soit supérieure au corps ? Raisonner ainsi c’est préférer des nombres à des nombres, une cause à ses effets ; ce n’est pas mettre le corps au-dessus de l’âme. Car le corps est d’autant plus parfait qu’il reçoit de ces nombres de plus belles proportions : l’âme au contraire devient plus parfaite en s’arrachant aux impressions physiques, en renonçant aux mouvements de la chair pour se laisser épurer par les nombres divins de la sagesse[1]. On lit en effet dans les saintes Lettres. « J’ai couru partout pour apprendre, pour considérer et chercher la sagesse et le nombre[2]. » Et il faut entendre par ce mot de nombre, non les chants qui retentissent dans d’infâmes théâtres, mais, selon moi, l’harmonie que le vrai Dieu communique à l’âme et qu’elle transmet ensuite au corps, loin de la recevoir par le canal des sens. Mais ce n’est pas le moment de considérer ce mystère.

CHAPITRE V.

L’ÂME EST-ELLE MODIFIÉE PAR LE CORPS ? COMMENT SENT-ELLE ?

8. Pour prévenir l’objection que la vie d’un arbre est préférable à la nôtre, en ce que l’arbre dépourvu de sens, est insensible aux impressions que les corps font sur nos organes, examinons avec attention si le phénomène qu’on appelle entendre ne consiste que dans une impression du corps sur l’âme. Or, c’est le comble de l’absurdité de soumettre en quoi que ce soit l’âme au corps, comme une matière qu’il puisse modifier. L’âme en effet ne peut jamais être inférieure au corps ; or, la matière est toujours inférieure à l’artisan. L’âme ne saurait donc jamais servir de matière au corps, ni le corps la façonner comme un artisan, ce qui aurait lieu si le corps était capable de créer en elle quelques rapports d’harmonie.

  1. Rétr. liv. 1, chap. 11, n. 2.
  2. Ecclé. 7, 26.