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mieux ceci que cela, c’est choisir quelque chose. Or le néant n’est pas quelque chose, il n’est rien. Comment donc choisir quand le choix ne peut tomber sur aucun objet ? Quoique malheureux, dis-tu, je veux exister, mais ce vouloir n’est pas légitime. Qu’est-ce donc que tu devrais vouloir ? Plutôt le néant, réponds-tu. Si c’est là ton devoir, le néant est donc meilleur. Mais comment appeler meilleur ce qui n’est pas ? Non, tu ne dois pas vouloir le néant, et le sentiment qui te porte à n’en vouloir pas vaut mieux que la réflexion qui te porte à en regarder le désir comme obligatoire. Si d’ailleurs le désir est bon, on doit devenir meilleur en en possédant l’objet. Mais comment être meilleur si l’on n’existe plus ? Il n’est donc pas bon de désirer le néant. Qu’on ne s’inquiète pas du jugement porté par ceux qui se sont donné la mort, sous le poids de l’infortune. De deux choses l’une : ou ils cherchaient à être mieux et leur opinion, quelle qu’elle soit, n’offre rien de contraire à notre raisonnement ; ou ils croyaient arriver véritablement au néant : comment alors se préoccuper d’un choix trompeur qui ne tombe sur rien ? Comment me mettre à la suite d’un homme qui fait un choix et qui me répond, quand je lui en demande l’objet, qu’il ne choisit rien ? N’est-ce pas ne rien choisir que de choisir le néant ? Refusât-on d’en faire l’aveu, la vérité ne crie-t-elle pas assez haut ? 23. Mais je veux exprimer ici toute ma pensée, autant du moins que j’en serai capable. La voici donc : parmi ceux qui se tuent ou veulent finir d’une manière quelconque, il n’en est aucun qui me paraisse avoir le sens intime qu’après la mort il n’existera plus, quoiqu’il en ait l’idée jusqu’à un certain point. L’idée vient en effet de l’erreur ou de l’exactitude, soit dans le raisonnement soit dans la foi ; le sentiment au contraire est inspiré par l’habitude ou par la nature. Or il est possible que l’idée dise autre chose que le sentiment : c’est ce qu’il est facile de remarquer en observant que maintes fois le devoir nous parle autrement que le plaisir. Parfois, en effet, lorsque l’idée vient d’une erreur de raisonnement ou d’autorité et que le sentiment vient de la nature, le sentiment est plus vrai que l’idée. Tel est le cas d’un malade qui aime l’eau froide et qui y trouverait un soulagement réel, malgré la persuasion où il est qu’il ne pourrait en boire sans danger. D’autres fois cependant l’idée est plus vraie que le sentiment ; ce qui arrive, par exemple, lorsque le malade croit, sur la parole éclairée du médecin, que l’eau froide lui fera du mal et que néanmoins il prend plaisir à en boire. Tantôt encore l’idée et le sentiment sont également dans la vérité ou également dans l’erreur : dans la vérité, lorsqu’on croit utile ce qui l’est réellement et que de plus on l’aime ; dans l’erreur, quand on croit avantageux ce qui est nuisible et que nonobstant on y prend plaisir. Or l’idée, quand elle est juste, corrige l’habitude mauvaise, et quand elle est fausse elle déprave la bonne nature : tant il y a de force dans l’autorité et l’empire de la raison ! Par conséquent lorsqu’avec la pensée qu’il n’y a plus rien au delà du tombeau, un homme est poussé par d’insupportables chagrins à appeler là mort de toute son âme, lorsqu’il prend la résolution de se la donner et qu’il se la donne en effet, je vois dans son idée la pensée trompeuse qu’il périra tout entier et dans son sentiment le désir naturel du repos. Mais ce qui est en repos n’est pas sans exister, il existe même plus que ce qui est dans le trouble. Le trouble en effet secoue dans l’âme des dispositions qui se détruisent l’une l’autre ; tandis que le repos assure cette noble constance où l’œil distingue principalement ce qui mérite le nom d’être. Ainsi tous ces désirs de la mort ont moins pour objet l’anéantissement que le repos ; et si l’idée porte à croire contre toute vérité que l’on ne sera plus, la nature soupire après la paix, c’est-à-dire après un être plus complet. De même donc qu’il est impossible de n’aimer pas l’existence, ainsi est-il impossible que l’on ne soit pas reconnaissant, pour ce que l’on est, à la bonté du Créateur.

CHAPITRE IX. L’ÉTAT MISÉRABLE DES PÉCHEURS CONTRIBUE A LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS.

24. On dira encore : mais il n’était ni difficile ni pénible à la toute-puissance divine de disposer tellement ce qu’elle a fait qu’aucune de ses créatures ne tombât dans la misère. Dieu l’a pu, puisqu’il est tout-puissant ; il a dû le vouloir puisqu’il est bon. Je répondrai : depuis la créature la plus élevée jusqu’à la plus basse, il y a une