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tu ne le pouvais encore. Voilà bien le cri de la vérité, ai-je ajouté ; car il est impossible de le nier, le pouvoir ne nous manque que quand nous n’avons pas ce que nous voulons. Or, sûrement, ce n’est pas vouloir que de vouloir sans volonté ; et s’il est impossible de vouloir sans vouloir, ceux qui veulent ont certainement la volonté et rien n’est en leur pouvoir que ce qu’ils ont quand ils le veulent. Ainsi donc notre volonté ne serait pas même une volonté, si elle n’était sous notre dépendance. Mais étant sous notre dépendance elle est libre, puisque notre liberté s’étend uniquement et nécessairement sur tout ce qui est en notre pouvoir. Voilà comment, sans ôter à Dieu la prescience de tout ce qui doit arriver, nous voulons vraiment ce que nous voulons. Dès qu’il a prévu notre volonté, elle sera comme il l’a prévue ; elle sera même parce qu’il l’a prévue. D’un autre côté cette volonté ne saurait être volonté si elle n’est en notre pouvoir. Il prévoit donc aussi ce pouvoir, et sa prescience ne me l’ôte pas ; je l’aurai même d’autant plus sûrement qu’il est prévu par lui et que sa prescience ne saurait se tromper. — E. Maintenant je ne nie plus que la nécessité de ce qu’a prévu Dieu et sa prescience de nos péchés laissent à notre volonté toute sa liberté et la conservent sous notre dépendance.



CHAPITRE IV. LA PRESCIENCE DE DIEU NE FORCE PAS AU PÉCHÉ, ET CONSÉQUEMMENT C’EST AVEC JUSTICE QUE DIEU PUNIT LES PÉCHEURS.

9. A. Qu’y a-t-il donc encore qui t’embarrasse ? Oublierais-tu ce qui a été démontré dans notre première discussion, et nierais-tu que sans être forcée par aucun être, soit supérieur, soit inférieur, soit égal, c’est la volonté qui pèche en nous ? — E. Je n’ose rien nier de tout cela ; je l’avouerai cependant, je ne vois pas encore comment il n’y a pas contradiction entre la prescience divine connaissant nos péchés, et notre libre arbitre les commettant. Nous devons reconnaître en même temps que Dieu est juste et qu’il sait l’avenir. Mais comment sa justice peut-elle punir des péchés qui doivent se commettre nécessairement ? Comment ce qu’il a prévu peut-il ne pas arriver ? Comment enfin n’attribuer pas au Créateur tout ce qui doit se faire nécessairement dans sa créature ? Voilà ce que je voudrais savoir. 10. A. D’où te semble venir cette opposition prétendue entre notre libre arbitre et la prescience de Dieu ? Est-ce de la prescience même ou de ce que cette prescience est la prescience de Dieu ? — E. C’est plutôt de ce que cette prescience est la prescience de Dieu. — A. Si donc tu savais d’avance qu’un homme doit pécher, il ne serait pas nécessaire qu’il péchât ? E. Il serait à coup sûr nécessaire qu’il péchât ; car je ne le saurais vraiment pas si la chose n’était pas certaine. — A. Ainsi donc, si ce qui est prévu doit s’accomplir nécessairement, ce n’est point parce que Dieu même l’a prévu, c’est parce que la chose est prévue, prévision dont il ne faudrait pas tenir compte si elle n’était certaine. — E. Je l’accorde ; mais pourquoi ces réflexions ? — A. Parce que, si je ne me trompe, pour savoir que cet homme doit pécher tu ne le forcerais pas à pécher, il devrait pécher, sans aucun doute, puisqu’autrement tu ne le saurais véritablement pas ; mais ta prescience ne l’y contraindrait point. De même donc qu’il n’y a aucune contradiction à admettre que tu puisses connaître d’avance ce qu’un autre doit faire volontairement, ainsi Dieu, sans pousser personne au péché, distingue ceux qui pécheront volontairement. 11. Pourquoi alors sa justice ne châtierait-elle point les crimes que ne nécessite pas sa prescience ? Ta mémoire n’impose aucune violence aux faits accomplis : ainsi Dieu dans sa prescience ne force point d’accomplir ce qui doit arriver. Et comme tu te rappelles des actions que tu as faites sans avoir fait tout ce que tu te rappelles, ainsi Dieu sait d’avance tout ce qu’il doit faire, sans devoir faire tout ce qu’il sait d’avance. Pourquoi donc sa justice ne punirait-elle point les œuvres perverses dont il n’est pas l’auteur ? Ainsi comprends maintenant comment Dieu peut châtier les péchés avec justice : c’est qu’il ne fait pas ce qu’il sait devoir se faire. Si d’ailleurs il ne peut condamner les pécheurs aux supplices parce qu’il a prévu leurs péchés, il ne doit pas non plus récompenser les justes, parce qu’il a également prévu leurs bonnes œuvres. Avouons plutôt que sa prescience ne peut rien ignorer de ce qui doit se faire, et que le péché étant volontaire sans être nécessité par sa prescience, sa justice ne saurait le laisser impuni.